Le 26 janvier 2009, Daisaku Ikeda, président de l'association bouddhiste Soka Gakkai International, a publié sa proposition annuelle pour la paix sous le titre « Vers une concurrence humanitaire : un nouveau courant de l'histoire ».

Analysant la crise économique mondiale, Daisaku Ikeda remet en cause l'amour abstrait que voue l'humanité à l'argent, appelant à se recentrer sur les vrais besoins des individus et soulignant la nécessité de renforcer des « filets de sécurité » sociaux. Pour résoudre la crise du capitalisme, il prône un nouveau paradigme axé sur la concurrence humanitaire, un concept évoqué pour la première fois en 1903 par Tsunesaburo Makiguchi, le fondateur du mouvement bouddhiste Soka, en vertu duquel les pays et les individus rivalisent pour être de ceux qui contribuent le plus à la société planétaire. Pour que la crise actuelle devienne un catalyseur de changement, Daisaku Ikeda appelle à une action commune pour s'attaquer aux problèmes environnementaux mondiaux, une responsabilité commune et une coopération internationale autour des biens publics mondiaux et à des efforts conjoints pour restaurer la paix par le dialogue.


Vers une concurrence humanitaire :
un nouveau courant de l'histoire

Proposition pour la paix du 26 janvier 2009 (Extrait)
Daisaku Ikeda

L’impact de la débâcle financière du siècle, laquelle a commencé par les défaillances du marché américain des crédits hypothécaires à risque et par la faillite de la banque d’investissements Lehman Brothers, s’est maintenant propagé au monde entier.

La crise, inévitablement, rappelle le cauchemar des années 1930 au cours desquelles la Grande dépression a préparé le terrain à la terrible conflagration de la Seconde Guerre mondiale. Tandis que les responsables politiques s’efforcent de trouver des solutions efficaces, des signes de plus en plus nombreux indiquent que la tourmente financière actuelle est en train de miner l’économie réelle, entraînant une récession mondiale et une augmentation du chômage. Si l’on se rappelle que la Grande dépression ne s’est pleinement déclarée que deux ans après le krach boursier de 1929, la gravité de la situation actuelle devient encore plus évidente.

Les gens ont le droit de vivre en paix et de bénéficier de conditions de vie décentes. Pour cela, ils s'engagent quotidiennement. Il est inacceptable que les fondements de leurs moyens d’existence soient bouleversés et anéantis par les effets d’un « tsunami » qu’ils ne pouvaient anticiper et dont la cause se trouve dans des domaines sur lesquels ils n’ont aucun contrôle.

J’espère que, pour éviter que la situation ne s’aggrave, les gouvernements renforceront la coordination des politiques fiscales et monétaires et qu'ils mettront en commun leur sagesse pour prendre des mesures rapides et appropriées.
La cause principale de cette crise est la prédominance endémique des actifs financiers spéculatifs dont le montant total a été estimé à environ quatre fois le PIB mondial. Les marchés financiers, dont la fonction réelle consiste à soutenir et faciliter les autres activités économiques, se sont imposés sur le devant de la scène ; les opérateurs et les « traders » qui ne recherchent que les profits et les bénéfices, souvent sans penser aux conséquences sur autrui, sont devenus des célébrités de notre époque. La cupidité galopante du capitalisme contemporain est un phénomène largement attesté.

Comme je l’ai plusieurs fois souligné dans ces propositions, la cause fondamentale de la crise est la prédominance malsaine de l'indicateur abstrait, donc sans substance, de richesse : l'argent. C'est la pathologie sous-jacente de la civilisation contemporaine. Métaphoriquement parlant, on peut dire que l'espoir des hommes en un monde non dominé par des idéologies (comme pendant la Guerre froide) a disparu dans la gueule grimaçante de Mammon triomphant.

La monnaie elle-même (les petits bouts de papier et de métal) et, plus récemment, les signes binaires électroniques qui gouvernent les économies de marché, ne possède naturellement aucune valeur matérielle : ce ne sont que des valeurs d’échange. Et la valeur d’échange repose sur une entente et un accord entre les gens ; par essence, la monnaie est à la fois abstraite et anonyme. Les marchés financiers la privent de tout rapport significatif avec des biens et des services concrets (et par conséquent limités) ; ainsi, en tant qu’objet du désir humain, la monnaie n’a aucune limite réelle ou intrinsèque. C’est là que réside la caractéristique particulière, la pathologie fatale, de notre obsession de l’argent.

La combinaison de ces deux éléments : la recherche incessante du rendement pour augmenter les profits et l’instabilité de la monnaie dépourvue d'équivalent dans l’économie réelle, représente exactement l’état des économies de marché gérées par les activités financières sans restriction de certains individus. C’est ce qui a conduit l’économiste Katsuhito Iwai à constater « l’incompatibilité fondamentale » entre l’efficacité et la stabilité dans les marchés financiers et, d'une façon générale, dans les économies de marché.

L’esprit d'abstraction

Peu après la Seconde Guerre mondiale, le philosophe français Gabriel Marcel (1889-1973) a proposé une analyse perspicace dans un essai intitulé « L’Esprit d’abstraction, facteur de guerre ». Alors que la faculté de développer et de manier des concepts abstraits est indispensable à l’activité intellectuelle, les abstractions qui en résultent sont, en fin de compte, dénuées de substance. Ainsi, par exemple, le concept d’« être humain » doit être compris comme une non-réalité. La réalité est que nous sommes des femmes et des hommes, des Japonais ou des Américains, jeunes ou vieux, originaires de tel ou tel endroit. Plus nous observons les gens attentivement, plus nous constatons que ce sont des individus distincts et uniques. Nous sommes là dans la réalité concrète. Toute discussion sur les « êtres humains » ou « l’humanité » qui négligerait ces différences engendrerait des concepts abstraits animés d’une vie propre.

Gabriel Marcel utilise le terme « esprit d’abstraction » pour définir le processus essentiellement destructeur par lequel nos conceptions sont détachées des réalités concrètes. Il dit, par exemple, qu'on ne peut s'engager dans une guerre que si l’on refuse au préalable d’admettre la nature individuelle et l’humanité de l’ennemi, le réduisant ainsi à un concept abstrait tel que fasciste, communiste, sioniste, islamiste fondamentaliste, etc. Gabriel Marcel écrit :

À partir du moment où on […] prétend obtenir de moi que je m’engage dans une action de guerre contre d’autres êtres, que je dois par conséquent être prêt à anéantir, il est de toute nécessité que je perde conscience de la réalité individuelle de l’être que je puis être amené à supprimer. Pour le transformer en cible impersonnelle, il m'est indispensable de le transformer en abstraction.

Sans cette manipulation réductrice, il serait impossible de justifier ou de trouver un sens à sa participation à une guerre.

En d’autres termes, l’esprit d’abstraction n’est pas de valeur neutre. Marcel souligne qu’il est invariablement accompagné d’un « caractère passionnel », de rejet et de ressentiment qui entraînent une « réduction dépréciatrice ». Ce qui signifie que, une fois les gens transformés en concepts abstraits, on peut les traiter comme des inférieurs sans valeur, voire comme des êtres nuisibles qu’il faut éliminer. Les personnes, dans la plénitude de leur humanité, n’existent plus.

Gabriel Marcel le dit lui-même : « L’esprit d’abstraction est d’essence passionnelle et inversement, la passion fabrique de l’abstrait ». C’est pour cette raison qu’il considérait l’ensemble de son œuvre philosophique comme une « lutte opiniâtre menée sans relâche contre l’esprit d’abstraction ».

Pour en revenir à la présente crise financière, nous devons nous demander si, en tant que société, nous ne nous sommes pas laissé gagner par cet esprit d’abstraction. N’avons-nous pas succombé au charme envoûtant et tentaculaire du monde abstrait et anonyme de l’argent, perdant ainsi notre faculté humaine essentielle de percevoir que – si nécessaire soit-il au fonctionnement de la société – l’argent n’est rien d’autre qu’une convention, une sorte de réalité virtuelle ?

L’adoration de l’argent va au-delà du simple désir matériel. Elle nous prend au piège et nous hypnotise, nous conduisant à des façons d’agir que nous éviterions dans d'autres circonstances. Par exemple, une entreprise qui perd de vue ses responsabilités sociales et n’obéit qu’aux intérêts privés de ses actionnaires – leur insistance à réclamer des bénéfices à court terme –, reléguera au deuxième ou même au troisième plan ses liens concrets avec le monde réel des personnes réelles, qu’il s’agisse de ses cadres, de ses employés, de ses clients ou de ses consommateurs. Des quatre coins du monde nous parviennent les voix chargées de remords d’hommes d’affaires, par ailleurs consciencieux, qui avaient cru n’avoir d’autre choix que de jouer ce rôle indigne.

En effet, la mondialisation centrée autour de la finance a engendré de telles personnes en grand nombre. Séduits par l’esprit d’abstraction, nous avons perdu de vue le fait que notre humanité véritable n’existe que dans la totalité de notre identité individuelle. Nous sommes tous plus ou moins devenus des Homo economicus, incapables de reconnaître des valeurs autres que monétaires.

Partout, les gens semblent en proie à un sentiment oppressant d’impuissance – sentiment qui s’intensifie en proportion directe avec la progression de la mondialisation. Ceci, à mon avis, constitue une conséquence inévitable de l’arrogance et de l’égoïsme qui recherchent aveuglément le profit, s’imaginant que la société humaine peut continuer à exister même si elle détruit son environnement naturel et culturel. Nous ne tenons pas compte – à nos risques et périls – des paroles intemporelles de José Ortega y Gasset (1883-1955) au sujet de la fondamentale inséparabilité de notre vie et de notre environnement : « Je suis moi et mes circonstances, et si je ne les sauve pas, je ne peux me sauver moi-même. »

Bien sûr, l’Homo economicus est le produit d’un vecteur intrinsèque du capitalisme. Plus la forme du capitalisme prônée est « pure », plus nous sommes contraints – en notre qualité d’actionnaires, de cadres, d’employés, de clients et de consommateurs – de poursuivre dans la voie de ce vecteur. Faute de quoi, nous serons perdants, du moins à court terme.

Robert B. Reich, ministre du Travail dans le gouvernement du président américain Bill Clinton, met en garde depuis un certain temps contre les pièges de la « nouvelle économie ». Dans son récent ouvrage, Supercapitalism: The Transformation of Business, Democracy, and Everyday Life, il réduit les multiples facettes de notre identité individuelle à nos rôles respectifs d’investisseurs, de consommateurs et de citoyens. Il écrit : « L’inconfortable vérité, c’est que la plupart d’entre nous sommes partagés : en tant que consommateurs et investisseurs, nous voulons profiter de super-affaires. En tant que citoyens, nous n’aimons pas bon nombre des conséquences sociales qui en découlent. »

Le défi crucial consiste à parvenir à un juste équilibre, à retrouver notre intégrité d'êtres humains. Mais, sous le super-capitalisme, « les consommateurs et les investisseurs acquièrent du pouvoir ; les citoyens en perdent. »Les intérêts du capitalisme prennent le pas sur ceux de la démocratie.

La prédominance des intérêts financiers a accentué les aspects négatifs du capitalisme comme le déséquilibre des revenus mondiaux, l’instabilité des marchés du travail et la destruction de l’environnement. Et ça ne s’arrête pas là. La récession financière et économique actuelle a sérieusement remis en question ce qui est généralement reconnu comme l’aspect positif du capitalisme sa capacité à produire des richesses, attendu que les richesses générées s’avèrent souvent illusoires.

Le processus de mondialisation, soutenu par la déréglementation et l’innovation technologique, a essuyé un contrecoup brutal sous la forme d’une récession mondiale. Il apparaît à présent évident que se fier à la libre concurrence et aux marchés pour résoudre tous les problèmes était une erreur ; rien au monde ne saurait se régler si simplement.

Le système financier planétaire doit être encadré par des lois ; c’est à ce niveau que les gouvernements et les actions politiques doivent jouer un rôle prépondérant. Les dirigeants politiques devraient exercer leurs talents pour le bien de tous et dans une perspective large et impartiale. Il nous faut des mesures rapides et vigoureuses, comme des aides fiscales et financières ou le renforcement des filets sociaux de sécurité, afin de réagir face à l’effondrement spectaculaire des résultats des entreprises et à l’accroissement du chômage qui l’accompagne.

Il est particulièrement important de garder à l’esprit la dimension planétaire de la pauvreté qui prive les gens d'un travail digne et porteur de sens. Un tel travail est une activité humaine essentielle : de lui dépendent la motivation et l’espoir qui sont vitaux pour l’épanouissement personnel et la prospérité de la société. Nous devons engager toutes nos forces pour trouver une solution à cette situation dramatique.

En même temps, nous devons absolument tenir compte des leçons des années 1930, quand la prédominance excessive de l’État a favorisé la montée du fascisme. C’est également dans ce sens que je crois que nous devons prendre à cœur la mise en garde de Gabriel Marcel contre les dangers de l’esprit d’abstraction.

Comme je l’ai plusieurs fois souligné dans ces propositions, la cause fondamentale de la crise est la prédominance malsaine de l'indicateur abstrait, donc sans substance, de richesse : l'argent. C'est la pathologie sous-jacente de la civilisation contemporaine.

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