Portrait de Baruch Spinoza (1632-1677), vers 1665. Collection de la Bibliothèque Herzog August, Wolfenbüttel, Allemagne.

L'envie d'ouvrir du « nouveau » dans sa vie a conduit Maïté, sous la houlette d'une philosophe érudite et passionnée, dans le pays de Spinoza, philosophe hollandais du XVIIe siècle. Durant la lecture de l'Éthique1, son oeuvre principale, elle n'a cessé d'être surprise par la proximité de cette pensée avec le bouddhisme. Chapitre après chapitre, elle en a relevé les points essentiels.

Juif accusé d'athéisme dans un XVIIe siècle chrétien, non-juif pour les juifs, athée pour les chrétiens, est un exilé dans son propre pays. De cette situation particulière, Spinoza a fait de l'or. Une conviction solide sous-tend son oeuvre : la relation de l'humanité à elle-même et à la Nature passe nécessairement par la lutte contre la dépendance et la contrainte. Il veut donner à chacun les moyens d'agir sur ses contradictions, superstitions et passions négatives (la dépendance) autant que sur les violences, la tyrannie politique, les dogmes religieux et sociaux (la contrainte) qui l'enferment. Son exigence de liberté est sans compromis.

Un Dieu qui fait écho à la Loi bouddhique

Quel est ce Dieu qui ouvre le bal, point d'origine de toute la démonstration ? Infini et éternel, tout entier affirmation, libre absolument d'agir, il est à lui-même sa propre Cause ; il est Substance unique ; il est Nature. Voilà un Dieu-Substance-Nature en dehors duquel rien n'existe. Si tel est le cas, je n'existe pas en dehors de lui, ma vie et la sienne sont indissociables. D'humaine condition au sein de ce Dieu-Substance-Nature, je suis libre d'expérimenter qui je suis et de progresser vers la joie suprême (Béatitude) à venir. Il n'y a pas d'un côté Dieu, de l'autre, le monde : il est possible, affirme Spinoza, de démontrer l'unicité du Dieu-monde, de même que sa perfection (il est la Réalité-même).

Suffit-il donc que je me tienne dans ma propre réalité pour qu'apparaisse la joie — joie de saisir l'unicité de mon existence et du monde ? De là, je peux faire place neuve: sentir ma puissance de vie, accroître ma dynamique et ma capacité d'affirmation, entreprendre de connaître l'être-monde que je suis : « L'être est connaissable ou il n'est rien », dit Spinoza. Cette capacité d'affirmation qui ouvre tout, éveillerait-elle une lucidité neuve sur la richesse du monde, « pure lumière de l'esprit », admirable et se passant de mystère et de superstition ? En mettant le cap sur la « vraie vie de l'esprit », en découvrant ces pistes spinozistes, j'ai l'impression d'y avoir déjà mis mes pas... sans avoir toutefois encore réglé leur compte aux illusions et faux-fuyants... Le chemin se fait en marchant !

Que de questions se posent déjà ! Spinoza me rassure, dès l'entrée dans la Partie II, en ne traitant volontairement que des choses « qui peuvent nous conduire comme par la main à la connaissance de l'Esprit humain et de sa Béatitude suprême » [Ethique: 101]. Cette main, je la saisis et j'avance.

Ce que j'apprends de l'Esprit, je l'apprends aussi du Corps!

Pas d'Esprit sans Corps. Mais qu'est-ce que ce corps si mal connu, en majorité mû par les affects (amour, désir, etc.), soumis à une variation continue qui échappe en grande partie à tout contrôle ? Or, idée et affect s'influencent dans un rapport de cause et d'effet. Si la nature de mon idée change, l'affect change aussi, parce que j'aurai changé de perception. De plus, dans ma relation à l'autre (ou au groupe), ce que je sens, c'est « seulement un corps et des modes du penser ».

Qu'y a-t-il sous la rudesse de ce « seulement »? Quel rapport entretiennent donc le corps et l'esprit ? Spinoza répond : l'objet de notre esprit est le corps existant et rien d'autre. Je suis donc Corps-Esprit, et mon corps existe comme je le sens et pas autrement. Or, la connaissance que j'ai de mon corps est confuse, partielle, me dit Spinoza. Comprendre jusqu'où mon corps est « capable d'accomplir ou de subir un grand nombre d'actions » [Éthique: 113] me permettra de mieux connaître le territoire de mon Esprit.

De quoi suis-je donc capable ? (question si souvent posée dans le doute)...

Tout d'abord, d'expansion dynamique. Ce supplément de corps et d'esprit, que la connaissance de moi-même me fait gagner, se traduit par une qualité et une quantité accrues de perception et d'autonomie: plus grande est ma capacité d'agir, plus j'agis par moi-même. Grand gain que celui-là !

Ensuite, j'acquiers une meilleure compréhension de ma réalité biologique et de celle des autres: ce qui constitue ma forme est un ensemble de composants (durs, mous, fluides...) qui m'affectent continuellement sans que je change de nature. Grâce à ce mouvement de mes constituants internes, mon corps se régénère, en même temps que mon esprit perçoit cette régénérescence. J'entre alors dans la danse du changement, corps et esprit en phase, relation dont le bouddhisme fait le premier chantier de pacification. Je suis invitée à remplacer mon imagination aliénante par une connaissance de ma vraie nature et, ainsi, à gagner en liberté.

En somme, fini de chouchouter mes « fantômes », mémoires récurrentes et empreintes de souffrance qui n'existent bien souvent que dans mon imagination (rumeurs abusives, opinions sans fondement, etc.) : « Seuls les esprits errent. Les corps ne se trompent pas », dit Spinoza.

Face aux mirages des « expériences vagues », il conseille de revenir à la raison qui mène aux « idées adéquates » des choses, donc aux attitudes correctes : ne pas haïr, mépriser, envier, mais « être satisfait de son sort », aider autrui.

Quand l'obstacle me nargue, revenir à cette pensée simple du Corps qui ne ment pas.

Les Affects, le Bien et le Mal : une histoire subtile et simple

Cette partie de l'Éthique reste pour moi la plus concrètement abordable et « exploitable ». Spinoza dresse un inventaire impressionnant des forces qui nous agitent, ne laissant aucun affect (passion) sur le bord de la route. Il en démontre la nature et la puissance, définissant chacun, et, après avoir nommé le Désir comme essence de l'Homme, il établit les deux polarités vers lesquelles ces affects tendent tous : Tristesse et Joie.

Si je fais le « portrait géométrique » de ma vie (comme le suggère Gilles Deleuze2), je vois en effet qu'une idée succède à une autre, que plusieurs coexistent simultanément et qu'elles s'affirment avec force. Elles tournent la petite clé dans mon dos, je suis un peu leur automate de service, soumise à un régime continu de variations qui augmentent ou diminuent mes capacités. Or, exister est le fait de cette affection et de cette variation continue. Mais mieux exister est possible, si je parviens à réduire le « yoyo » par une meilleure compréhension des causes et des effets liés aux idées et affects. Par exemple, si ma rencontre avec quelqu'un compose un « bon mélange », un mélange adéquat, qui me convient et lui convient, renouveler cette rencontre sera bon pour moi. C'est le Bien. Si la rencontre compose un « mauvais mélange »... c'est le Mal ! Ni plus ni moins. Bien et Mal n'ont plus rien à voir avec une morale imposée de l'extérieur.

Pour cultiver ce Bien, je peux m'exercer à étendre la joie à partir d'un « point » joyeux3 (même minuscule), ce qui évite à la tristesse de faire constamment la somme de toutes les tristesses.

Et puis, la joie rend intelligent4. Pourquoi s'en priver ? A chaque fois qu'on se dit : « Enfin, j'ai compris quelque chose », on a gagné sur la bêtise ! Et si l'on peut se dire: « Je suis dans l'idée adéquate », alors, c'est que l'on est dans la philosophie telle que l'entend Spinoza ! Choisir ce qui est digne d'être poursuivi, la Sagesse dit-elle autre chose ?

Servitude humaine et Force des Affects : écho de la « révolution humaine »

La Servitude est l'impuissance humaine à diriger et à réprimer les affects. Sachant que les affects passifs équivalent à une dépendance, et les affects actifs à une connaissance vraie, je ne peux que m'accorder à cette dernière, puisque j'ai fait le choix du Bien. Mais, prévient Spinoza, c'est sans compter sur les « affects contraires », ceux qui me tirent en des sens opposés. Je dispose heureusement d'Appétit (motivation) et de Vertu (puissance d'agir).

Je m'exerce à agir sur l'imagination qui entretient la confusion du jugement et, finalement, l'errance ; mais je ne suis pas à l'abri d'une puissante cause extérieure (une tornade, la mort d'un proche) qui surpasse la force avec laquelle je persévère dans l'existence. De même, telle une tornade, si la force d'une passion peut tout dominer en moi, mon corps et mon esprit en seront affectés.

Chaque fois qu'une cause menace d'altérer la conservation de mon être, je dois actionner la Raison vraie. Le Mal est une déperdition de vie qui se nourrit du paradoxe, comme l'indiquait le poète latin Ovide5 : « Je vois et j'approuve le meilleur et je fais le pire. » [Éthique: 237] En m'affranchissant du paradoxe, je peux à mon tour étendre avec joie cet art de vivre aux autres : car rien n'est plus précieux, dit Spinoza, « que de s'accorder tous en toutes choses, de telle sorte que les Esprits et les Corps de tous composent comme un seul Esprit et comme un seul Corps et recherchent ensemble l'utilité commune à tous ! » [Éthique: 239] Voilà bien le projet de société de Spinoza, écho du « Grand Voeu » du Bouddha.6

« Rien de plus utile pour l'Homme qu'un Homme vivant sous la conduite de la Raison » [Éthique: 249]. Telle une veilleuse qui ne s'éteint jamais, cette conviction traverse toute l'Éthique. Elle rappelle les bienfaits d'une conduite active et responsable, d'une société fondée sur la sagesse.

Puissance de l'Entendement ou Liberté humaine : une ode à la bouddhéité

Ce chapitre clôt l'Éthique. Spinoza y dépose-t-il la fine fleur de l'oeuvre, traitant des modalités d'accès, de la voie qui conduit à cette fameuse liberté ? Il y rappelle à nouveau la puissance de la Raison sur les Affects; la Liberté de l'Esprit ou Béatitude. Il y exalte enfin la sagesse du Sage, ô combien plus grande que celle de l'ignorant!

Ce que j'ai acquis au cours de cette lecture reste vivant en moi. Extension de la joie, goût de l'unicité, et bien d'autres choses... Démonstration magnifique d'un éveil accessible pour soi et pour la société. L'ami Spinoza, ce « bouddha occidental », vient de lâcher ma main... et de prendre la vôtre : « Si la voie dont j'ai montré qu'elle conduit à ce but [la Béatitude] semble escarpée, elle est pourtant accessible. Et cela, certes, doit être ardu qu'on atteint si rarement. Comment serait-il possible en effet, si le salut était tout proche et qu'on pût le trouver sans grand travail, qu'il fût négligé par presque tous ? Mais tout ce qui est précieux est aussi difficile que rare. » [Éthique: 321]


Tiré de 3e Civ' n° 569 - janvier 2009, p.20.

Notes

  • 1. Spinoza, Éthique. Robert Misrahi, Introduction, traduction et commentaires, Éd. de L'Éclat, coll. Philosophie imaginaire, Paris.Tel-Aviv, 2005.
  • 2. Gilles Deleuze (18 janv. 1925.4 nov. 1995), Philosophe français. Voir ses Cours sur Spinoza donnés à la Faculté de Vincennes (1978-1981) : www.webdeleuze.com
  • 3. Gilles Deleuze, Ibid.
  • 4. Gilles Deleuze, Ibid.
  • 5. Ovide, Les Métamorphoses, VII: 20.
  • 6. Voir Le Sûtra du Lotus, traduit de Burton Watson par Sylvie Servan-Schreiber et Marc Albert, calligraphie de Lou Wang, Les Indes savantes, 2007. Le « Grand Voeu » est celui de la large transmission de la Loi bouddhique, basée sur la révolution intérieure de chaque personne.

Spinoza d'après un portrait par Jean-Charles François, d'après Delhay.

Seuls les hommes libres sont très reconnaissants les uns à l'égard des autres. L'homme libre n'agit jamais en trompeur, mais toujours de bonne foi.

(Éthique, IV)



Composition de l'Éthique

  • Comme le titre [Éthique] l'indique, la philosophie n'est rien d'autre que l'éthique ; sa tâche est d'instaurer une forme de vie et une nature humaine capable de la perfection suprême, la béatitude ou félicité.
  • L'éthique à instaurer est si neuve, si loin des tentatives de ses prédécesseurs, que, pour la développer, Spinoza choisit la « méthode géométrique » à base d'axiomes et de postulats, puis de définitions, et, enfin, de démonstrations. Ce langage-là est un instrument de communication rationnelle qui fonctionne par analogie (avec la géométrie) et n'implique, pour le lecteur, aucune connaissance mathématique particulière.
  • L'oeuvre est divisée en cinq parties :
    I. De Dieu: tournant le dos au judaïsme religieux où l'on ne prononce jamais ni le nom ni le terme de Dieu, Spinoza le philosophe sort délibérément du sacré;
    II. De La Nature et de l'Origine de L'Esprit: l'Esprit ici se rapporte au latin mens et non pas à l'anima (le souffle) ou à l'animus (le coeur) qui désigneraient l'âme;
    III. De L'Origine et de La Nature des Affects : doctrine de l'affectivité basée sur la variation continue de la vie affective;
    IV. De La Servitude humaine ou de La Force des Affects : étude des sources de la servitude affective, puis, étude de la liberté;
    V. De La Puissance de L'Entendement ou de la Liberté humaine : étude du pouvoir libérateur de la Raison ; identification de la liberté et de la béatitude ; hiérarchisation des deux formes de vie, selon la sagesse ou selon l'ignorance.

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