Conférence donnée par M. Fumihiko Sueki, professeur de littérature à l’université de Tokyo et spécialiste de la philosophie indienne et du bouddhisme, le 11 janvier 2002, au Centre culturel Opéra.

Cette conférence était organisée par le Centre européen de l’Institut de philosophie orientale.
Le Pr Sueki y aborde, d'un point de vue personnel, la dimension profondément humaniste du Sûtra du Lotus à travers, notamment, la notion de bodhisattva.




Comme vous le savez, le Sûtra du Lotus comprend deux parties : les enseignements provisoires (théoriques) et les enseignements définitifs (essentiels).1

L’idée principale de la première partie est d’affirmer la possibilité de l’éveil pour tous. Avant le Sûtra du Lotus, les auditeurs (personnes dans l’état d’étude) et les personnes dans l’état d’éveil pour soi n’avaient pas accès à l’éveil.

Le chapitre 2 du Sûtra du Lotus, “Des Moyens” (Hoben), enseigne que les Trois Véhicules ne sont pas des fins en soi, mais des moyens pour conduire au Véhicule unique qui permet à chacun de révéler sa bouddhéité.2 Comme j’avais souvent entendu parler de l’importance de la première partie, j’avais hâte de lire ce Sûtra…

Mais lorsque je l’ai lu, je suis resté indifférent. La conception de l’éveil ne m’intéressait pas du tout. Pourquoi obtenir un éveil ? Pourquoi devenir un bouddha ? Même si ce chapitre encourage et garantit cette possibilité d’obtenir l’éveil, je ne ressentais pas spécialement le désir de l’obtenir.

À quoi ça sert d’obtenir l’éveil, à quoi ça sert de devenir bouddha ? Avec ça, qu’est-ce que je vais faire ? Moi, j’éprouve l’affliction, la souffrance, la joie comme un être humain normal, je partage ma vie avec les autres, c’est formidable.

Devenir éveillé et transcender ces sentiments humains, à quoi ça sert ? J’imaginais que ce devait être complètement ennuyeux. Et, en plus, une fois réalisé mon éveil, je devais me charger du salut de l’humanité et ça devait être très dur. Je voulais préserver ma vie pour mon propre plaisir.

Le chapitre suivant, “Paraboles”, qui est très connu, relate l’histoire d’un riche marchand, dont la maison grandiose est en train de brûler. Ses trois enfants s’amusent dedans et ne prennent pas conscience du danger. Pour les sauver, le père a recours à un stratagème et leur crie que dehors trois sortes de chariots dont ils avaient envie depuis longtemps les attendent. Mais une fois qu’ils sont sortis, le chariot qu’il leur donne n’est pas celui qu’il leur avait promis, il leur donne un chariot beaucoup plus beau.3

Nos limites ne sont pas définitives

La promesse de cette parabole me paraissait un peu “à côté de la plaque” : pourquoi donner aux enfants quelque chose qu’ils ne désiraient pas ? Si un enfant veut absolument un vélo et que son père lui offre une Jaguar, à mon avis il ne sera pas content.

Pour tout vous dire, je ne comprenais pas le message du Sûtra du Lotus.

Mais, à force de lire et relire, j’ai trouvé des parties très intéressantes pour moi, en dehors de ces paraboles dont on disait qu’elles étaient fondamentales. C’est dans le chapitre “Paraboles”, dont le personnage principal est Shariputra, figure centrale parmi les disciples de Shakyamuni.

À l’époque, si je parle de ma vie personnelle, j’avais vraiment le sentiment d’être dans une impasse totale. J’étais désespéré mais, lorsque j’ai lu l’entretien entre Shariputra et Shakyamuni, je me suis senti encouragé, profondément, incroyablement. Je me suis dit : “Les limites que je croyais avoir ne sont pas définitives, je peux aller plus loin et je peux vraiment me lancer des défis vers un idéal plus élevé.”

Ce qui m’a vraiment étonné c’est lorsque Shakyamuni dit à Shariputra, qui était resté au stade d’auditeur et avait renoncé intérieurement à son éveil : “Je me suis adressé à toi pour la première fois dans un passé incroyablement lointain, je t’ai rencontré et je t’ai parlé de la Loi.”

Depuis le passé incroyablement lointain, ils avaient établi un lien d’interdépendance et depuis de nombreuses vies antérieures, Shariputra s’entraînait pour obtenir l’éveil et, maintenant, il avait complètement oublié cet entraînement et ces efforts accomplis dans ses vies antérieures.

C’est alors que je me suis aperçu que j’avais lu de façon systématique, académique, le chapitre “Des Moyens” (Hoben) qui parle de l’éveil pour tous. C’était tellement abstrait pour moi, tellement loin de mes recherches, que “ça ne me parlait pas”. Je ne trouvais pas de lien entre ma vie et cet enseignement. Mais lorsque j’ai lu cette partie concernant Shariputra dans le chapitre “Paraboles”, j’ai compris quelque chose de très important pour moi : je croyais que le Bouddha ne parlait que de l’éveil, mais, en fait, il nous montre un mode de vie qui nous pousse à aller toujours de l’avant, vers un idéal.

Le plus important : faire des efforts au présent

Quand on se lance vers un idéal élevé, il arrive de rencontrer le désespoir, de renoncer à aller plus loin. Mais c’est alors qu’il faut se rappeler notre engagement et continuer. J’oserai dire que l’important pour moi, ce n’est pas de réaliser l’éveil dans un avenir très, très lointain, mais ce sont les efforts acharnés du présent et le combat contre le désespoir pour aller toujours de l’avant. Pour moi, c’est la voie de bodhisattva.

Donc, j’ai commencé mes recherches dans cette voie. La présence de bodhisattvas n’apparaît pas dans le bouddhisme primitif. Elle commence à partir des récits des vies antérieures de Shakyamuni.

Quand l’Éveillé (Shakyamuni) explique à Shariputra que, depuis le passé incroyablement lointain, ils sont ensemble, il veut dire qu’il y a une relation d’interdépendance qui s’est établie pour l’éternité.

Dans le bouddhisme primitif, les disciples du Bouddha cherchaient leur éveil. Ils avaient bien créé une communauté pour s’encourager mutuellement sous la direction du Bouddha, mais en approfondissant les textes j’ai vraiment le sentiment que chacun d’eux cherchait l’éveil pour soi, qu’ils n’avaient pas cette notion de partager la vie ensemble pour aller vers un idéal commun.

L’idéal du bodhisattva et la relation d’interdépendance avec les autres

Cet idéal de bodhisattva de se consacrer au bonheur des autres, à l’éveil des autres, évoque une notion de sacrifice presque inaccessible pour les personnes ordinaires. Avant, on parlait de cette action de bodhisattva comme des actions du Bouddha lui-même dans ses vies antérieures, pour réaliser son éveil. Pour les personnes ordinaires, cela restait inaccessible. Mais, au fur et à mesure, finalement, les gens ont fini par voir que c’était peut-être possible et la philosophie du Grand Véhicule est apparue.

Dans le Sûtra du Lotus, on trouve partout cette expression : “Un être humain a besoin d’une existence interdépendante”. À force de la lire, je crois comprendre que “la voie du bodhisattva” veut tout simplement dire que l’être humain a besoin des autres pour subsister.

Le Sûtra du Lotus invite tout le monde à vivre dans ce sens. Vivre pour les autres représente un idéal très élevé dans la société actuelle, mais au fond, cela veut dire que l’être humain ne peut pas vivre seul, qu’il doit coexister avec autrui, qu’il a besoin des autres pour vivre. À ce momentlà, je comprends que tous les êtres sont potentiellement bodhisattvas.

Si on comprend et accepte cette relation interdépendante, on fait des efforts et, dans le fait de faire des efforts, on emprunte vraiment la voie, l’entraînement.

Entre l’Éveillé et le disciple : une relation d’êtres humains

Dans l’état d’auditeur (état d’étude), on pense être un peu plus tranquille, mais en réalité on ne peut pas vivre seul, voilà ce que le Sûtra du Lotus essaie de dire. La relation entre Shariputra et le Bouddha est extrêmement intéressante dans ce sens.

Shariputra a dû avoir envie d’interrompre cette relation, même si le bouddha est quelqu’un d’exceptionnel, doté de toutes les vertus. Je pense que c’est pour cela qu’à un moment donné Shariputra s’est donné comme compromis de rester seulement au stade d’auditeur.

Lorsqu’on évoque une relation entre “l’éveillé” et son disciple, on imagine quelque chose d’idéal, mais c’est quand même une relation humaine.

Par exemple, j’avais un maître dans ma recherche, quelqu’un qui avait beaucoup d’autorité, qui était extrêmement respecté dans son domaine. Je lui accordais, moi aussi, un énorme respect, mais parfois j’avais envie de partir. Pourtant, depuis qu’il a quitté ce monde, avec le recul, je me rends de plus en plus compte de sa grandeur, de l’importance de ce que j’ai appris grâce à lui. Dans n’importe quelle relation humaine, il y a des complexités, des moments fatigants, mais le fait d’entretenir cette relation, de faire des efforts, nous enrichit.

Le Sûtra du Lotus est un texte que j’ai vraiment envie de comprendre comme un enseignement qui prêche la relation entre soi et autrui.

La différence entre le Sûtra du Lotus et les autres enseignements du Grand Véhicule réside dans le fait que les autres enseignements ne parlent que de la possibilité de l’éveil pour soi. Cet enseignement insiste vraiment sur la possibilité d’éveil pour tous. Cette conception de la nature de l’éveil (la pratique pour les autres) est apparue avec l’enseignement du Sûtra du Lotus.

Après la disparition du Bouddha

Je n’ai plus le temps de parler de la deuxième partie. Elle nous explique comment vivre en tant que bodhisattva après la disparition du Bouddha.

Vivre avec les autres ne signifie pas seulement vivre avec les gens qui sont là aujourd’hui, c’est aussi vivre avec les gens qui sont partis, mais qui sont aussi présents avec nous. Depuis que mon maître est décédé, j’approfondis beaucoup plus sérieusement son enseignement.

Une fois qu’une personne a disparu, nous n’avons plus d’accès direct à elle. C’est une question très importante. Dans une vision historique plus large, qu’est-ce qu’on doit faire, par exemple, des victimes des guerres ?

La deuxième partie, c’est la recherche de cette communication avec le Bouddha : comment faire pour mieux comprendre ses désirs, comment faire pour lui succéder en tant que bodhisattvas. À mon sens, la deuxième partie pose cette question fondamentale.

Nichiren vivait au XIIIe siècle, c’est-à-dire dans la période de la Fin de la Loi.4 Il se posait cette question : est-il possible, même au XIIIe siècle, de communiquer et d’échanger avec le Bouddha qui nous a laissé un grand voeu. Comment faire pour lui succéder ? C’est à cette question que Nichiren a consacré son existence.





© M. Arcidiacono

Sueki Fumihiko est un universitaire japonais, historien et l'un des spécialistes les plus reconnus du bouddhisme japonais. Il est professeur à l'Université de Tokyo depuis 1995, où il enseigne le bouddhisme, et particulièrement le bouddhisme japonais. Il est également professeur au Centre international de recherche Nichibunken de Kyoto et membre du conseil de l'Institut Ninzan pour la culture et la religion. Ses travaux portent principalement sur la reconstruction de l'histoire intellectuelle du Japon, de l'Antiquité jusqu'à l'époque moderne. Ses recherches récentes couvrent également la philosophie Zen et les études comparées du bouddhisme moderne.


Notes

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