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Elevé dans le silence d’un père meurtri, la jeunesse d’Yves commence mal… Aujourd’hui réalisateur de documentaires, il utilise sa sensibilité particulière pour filmer la question du bonheur.

« Je suis le fils d’un enfant soldat. Mon père est parti à seize ans dans le “maquis” pour revenir deux ans plus tard, blessé par une mine qui avait emporté ses amis sous ses yeux. Durant ma jeunesse, mon père n’a jamais abordé ce qu’il avait vécu pendant ces deux années. Pour ceux qui ont vécu un traumatisme d’une telle intensité, le silence est souvent le moyen de gérer cette violence et de la mettre à distance. Grâce à des chercheurs comme Boris Cyrulnik1, nous savons maintenant comment ces traumatismes se transmettent, à travers le silence, d’une génération à l’autre. Les descendants deviennent alors des “victimes de guerre de la seconde génération”.

Après une adolescence marginale et tumultueuse, où je suis complètement sorti du système scolaire, à l’âge de vingt ans, je suis tombé en dépression. De désespoir chronique en crises d’angoisse, cette dépression a duré plus de dix ans. Puis, ma rencontre avec le bouddhisme de Nichiren, et l’engagement pour l’idéal de paix auquel il encourage, m’ont aidé peu à peu à dissoudre mon profond mal-être. J’ai entrepris pas à pas ma “révolution humaine”, tout en m’engageant socialement.

L’altruisme est contenu dans l’état de bouddha

J’ai découvert la voie de bodhisattva, où il n’y pas de distinction entre la prière et l’action pour les autres. Pourtant, au début, la paix était le cadet de mes soucis. Il s’agissait déjà pour moi de sortir de l’enfer. Mais c’est justement en activant mon désir de paix que je me suis construit, que j’ai changé mon état intérieur.

Les troubles de mon adolescence m’avaient aiguillé vers une carrière artistique. Mais mes difficultés existentielles avaient fini par tarir mon inspiration. Pourtant, peu à peu, au fur et à mesure de ma pratique bouddhique, j’ai retrouvé ma créativité. Je me suis développé en tant que réalisateur de documentaires. Tout comme le cinéma, le bouddhisme est un regard. Un regard sur soi-même, sur la vie, les autres. Voir sa propre nature de bouddha, c’est reconnaître celle des autres. La confiance que l’on gagne en soi, on la gagne aussi envers les autres, en l’être humain. On développe ce sentiment que l’on peut prendre sa vie en main, en être l’auteur autant que l’acteur, participer autant que possible à la construction du monde, là où l’on est, tel que l’on est, avec notre singularité irremplaçable.

Soutenir les personnes à travers l’œil de la caméra

Ainsi, naturellement, j’ai envisagé de prolonger ma vision bouddhique de la vie à travers mes films. Je me posais de plus en plus la question du sens dans mon travail de réalisateur. Des rencontres humaines inoubliables m’ont permis de nourrir ma réflexion et de découvrir ce que je voulais en faire.

Appuyant mon travail de documentariste sur mon développement intérieur, j’ai choisi d’aller poser ma caméra dans mon environnement, là où la question de la paix et de la souffrance se pose. Je suis intervenu en tant que cinéaste dans des quartiers en difficulté, auprès des jeunes qui vivent, eux aussi, en difficulté. J’y ai trouvé une résonance avec ma propre adolescence. Voulant que mon travail aide tout d’abord les personnes avec qui je suis en contact, je me suis donné comme ligne de mire de réaliser des films qui soutiennent les personnes que rencontre ma caméra et qui encouragent les spectateurs. Mon souci : m’intéresser et m’adresser prioritairement aux personnes ordinaires, notamment les personnes en souffrance et en situation d’exclusion.

Je me suis particulièrement nourri de ce passage d’un écrit de Nichiren : “Lorsque quelqu’un reçoit de grands compliments, rien ne lui semble trop difficile à accomplir. Tel est le pouvoir des mots d’encouragement. (…) Celui dont on vante les qualités n’hésite pas à prendre tous les risques, mais quand il est critiqué, il peut inconsidérément courir à sa propre perte. Les simples mortels sont ainsi faits.” 2

J’essaie de capter la beauté des personnes, celle de leur cœur, toujours magnifique. À partir de cette nature essentielle et belle, je tente de leur renvoyer une image valorisante d’elles-mêmes et de diffuser ce regard constructif dans leur entourage. En même temps, naturellement, mes films s'imprègnent de cette beauté. Grâce à elle, ils trouvent une force.

Depuis trois ans, je travaille autour de la question du bonheur dans des lieux où, a priori, elle ne se pose pas. “Pour vous le bonheur, c’est quoi ?” Je pose cette question, dans un quartier en difficulté, à des gens de différentes générations, cultures et classes sociales. Pour me répondre, ils doivent observer leur vie, dans la dynamique à la fois légère et profonde de la question du bonheur et aussi à la lumière de leur idéal. Cette question leur permet une rencontre avec eux-mêmes.

Tout le monde a envie d’être heureux et souhaite que son voisin le soit. Lors du montage des films, je peux croiser les idéaux de chacun. Et ainsi affirmer la nature unique de chaque personne et ce qui la relie aux autres.

De l’obscurité à la lumière…

Pour faire face à la crise, j’ai validé les acquis de mon expérience professionnelle (VAE). L’université m’a alors proposé de valider un Master 2. Pour moi, c’était déjà très encourageant !

Un mois, avant qu’il ne nous quitte, je suis allé voir mon père à l’hôpital. Quand je lui ai annoncé ce résultat, j’ai vu son visage s’éclairer comme jamais. Cette reconnaissance universitaire était importante pour lui. J’ai ensuite rédigé un mémoire intitulé “Comme on regarde le monde, on le construit”, synthèse de mon parcours, de ma démarche professionnelle.

La soutenance de mon mémoire devait valider le Master. Pour moi, ce diplôme représentait beaucoup, au-delà d’une victoire personnelle. Il symbolisait celle de tous ceux qui me sont chers, qui m’ont aidé et soutenu. Et aussi le diplôme de mon père et de mes enfants. A travers cela, je voulais interrompe la fatalité familiale en matière de scolarité.

Grâce à cette dynamique, j’ai pu “assurer” lors de la soutenance. Et le jury m’a accordé le diplôme ! Dans la discussion qui a suivi, le président du jury m’a dit : “Nous vous félicitons pour les qualités humaines et artistiques de votre travail.” Cette reconnaissance se situait au-delà de mes espérances. À ce moment-là, j’ai senti que tous ceux à qui je dédiais ce diplôme étaient à mes côtés. J’ai éprouvé une joie, un sentiment de plénitude et une émotion qui m’a envahi presque aux larmes.

“Il n’existe pas une école, mais des écoles” a continué le président du jury. Mon parcours était donc reconnu : l’école de mes difficultés et aussi, celle de mon père. Lors de la soutenance, j’ai dit : “Adolescent, mon père était à la guerre. Pendant ce temps-là, il n’était pas à l’école. N’a-t-il pour cela rien appris ? Il a appris beaucoup trop sur l’homme et sa part d’ombre. C’est à cette université des ténèbres que mon père est allé.” En disant cela, j’ai réalisé que l’université qui m’octroyait mon diplôme s’appellait l’Université Lumière ! »


Tiré de 3e Civ’, n°580 - novembre 2009.


Notes

  • 1. Boris Cyrulnik, neuropsychiatre, directeur d’enseignement à l’université de Toulon. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont Le murmure des fantômes, Un merveilleux malheur, Les Vilains Petits Canards, Parler d’amour au bord du gouffre…
  • 2. L&T-I, 100 et 101.

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