Estampes vers 1293 représentant des bateaux d'attaque japonais abordant des navires mongols. L'invasion mongole était pour les Japonais de l'époque synonyme d'un désastre consécutif au déclin de la Loi bouddhique.

Nichiren décrit notre époque comme une période de grandes turbulences dans laquelle l’enseignement du Bouddha est amené à retrouver son sens originel. De ce point de vue, la crise actuelle n’est pas une surprise, mais une invitation à puiser dans la sagesse de cet enseignement.

Notre époque s’inquiète d’elle-même. Nous nous angoissons de notre présent, et surtout de notre avenir. Oublieux des leçons de notre passé, différant les remises en cause nécessaires, nous vivons un temps suspendu, un entre-deux dans l’histoire de l’humanité. Après beaucoup de progrès et de malheurs, nous nous trouvons face à un futur insondable, qui sera fait de cataclysmes ou de renaissances. Experts et commun des mortels, puissants et misérables partagent cette intuition que notre siècle plongera dans le désastre ou saisira, enfin, l’aubaine d’un salut.

Jean-François Mattéi note que, dans son sens médical, « la crise est un accès aigu et un tournant décisif en bien ou en mal, dans l’évolution d’une maladie. »1 Et Michel Serres : « En cette situation, justement dite “critique”, le corps prend une “décision” : ou il meurt, ou il emprunte un tout autre chemin et guérit. La crise lance le corps ou vers la mort ou vers une nouveauté qu’elle le force à inventer. »2 Le Bouddha, dans le Sûtra du Lotus, se compare lui-même à « un excellent médecin ».3 Il mérite qu’on examine ses diagnostics... et les remèdes qu’il propose.

Une époque critique

Au XIIIe siècle, les Japonais considéraient que le monde était entré dans l’époque de la Fin de la Loi bouddhique, la dernière des trois périodes de propagation des enseignements du Bouddha, après sa mort.

  • La première, dite de la Loi correcte, dure deux fois cinq cents ans. C’est l’âge d’or : la doctrine s’épanouit dans toute sa splendeur. L’esprit de rechercher la Loi prévalant, on a, en pratiquant, une possibilité de parvenir vraiment à l’Éveil.
  • La période de la Loi formelle dure, elle aussi, deux fois cinq cents ans. Un obscurcissement s’installe: il est très difficile de comprendre la doctrine, la pratique devient formaliste, et rares sont ceux qui parviennent à l’Éveil.
  • La troisième période, dite de la Fin de la Loi, est celle du déclin. On ne conserve que la forme des enseignements ; on ne les pratique plus. Les êtres humains, incapables de maîtriser leurs Trois Poisons (avidité, colère et ignorance), sombrent dans la confusion et les disputes. Ils perdent leur aspiration, et donc leur capacité à parvenir à l’Eveil. Leur force vitale décroît et la société devient corrompue. C’est une période de désespérance totale. Elle est censée devoir durer « dix mille ans et plus ».

On considérait que le Bouddha avait vécu entre 1029 et 949 av. J.-C. On était donc entré dans cette terrible période.4 Chaque fois qu’une catastrophe survenait, l’explication qui venait spontanément à l’esprit des gens était : « Cela ne peut être autrement, car c’est l’époque du déclin de la Loi ! » Cette vision ressemble fort au catastrophisme qui envahit les esprits aujourd’hui, face à la crise mondiale. En ce début de XXIe siècle, nous ne sommes pas sortis de la « Fin de la Loi » !

Les enseignements de l'Eveil

Saisi par l’extrême urgence de ces temps de détresse, Nichiren s’efforce de découvrir une vérité qui pourrait libérer ses contemporains de leur désespérance. Il réfléchit profondément sur le sens des doctrines bouddhiques et conclut que le seul enseignement rendant possible cette libération est le Sûtra du Lotus, « le roi des sûtras ».

La vérité suprême qu’il y découvre consiste, pour l’essentiel, en deux doctrines. La première est l’accessibilité universelle à la bouddhéité, transcendant toutes les distinctions mesquines. La nature profonde de tout être vivant est la nature de l’Éveil (bouddha). La deuxième doctrine est la reconnaissance de l’éternité de la vie du Bouddha. Auparavant, le Bouddha était considéré comme un personnage historique parvenu à l’Eveil parfait et suprême dans sa vie présente, en Inde. Le Sûtra du Lotus révèle qu’il est, en réalité, un être éternel, constamment présent dans le monde et soucieux du salut de tous les êtres. Transcendant toutes les limites de temps et d’espace, c’est un principe immuable de vérité et de compassion qui existe partout et à l’intérieur de chaque être.

Nichiren reconnaît également l’importance d’un principe développé, à partir du Sûtra du Lotus, par le grand maître chinois Zhiyi5 (538-597) : les Trois mille mondes en un seul instant de vie. Cet enseignement révèle le potentiel illimité de la vie de chacun. Chaque vie, à tout moment, détient le pouvoir de la vie cosmique, ainsi que la capacité de la manifester.

Un remède efficace

Nichiren prend en compte dans sa doctrine l’époque de la Fin de la Loi. Mais il affirme également sa foi dans la possibilité de la réalisation de l’Eveil par les personnes ordinaires et la mise en valeur de leur potentiel de bouddhéité, sur la base du principe des Trois mille mondes en un seul instant de vie. Ces deux conceptions de la capacité humaine – l’une qui la nie, l’autre qui l’affirme – sont maintenues dans une tension dynamique dans la pensée de Nichiren, qui les harmonise et les unifie. Son enseignement religieux est tissé à partir de la “trame” de l’époque de la Fin de la Loi et de la “chaîne” des Trois mille mondes en un seul instant de vie. Leur combinaison forme la vision qu’a Nichiren de l’humanité. Il fonde son action sur cette vision.

Conscient qu’une étude approfondie de ces doctrines n’était pas à la portée de tous, il lègue à ses disciples une pratique qui les condense: la récitation d’une formule fondée sur le titre du Sûtra, Nam-myoho-renge-kyo. Cette pratique, accomplie avec foi, recèle une efficacité salvatrice : permettre à tous les êtres humains, plongés dans cette époque confuse, de libérer le potentiel enfoui dans leur vie. Fondée sur un respect illimité du caractère sacré de la vie, la foi dans ce potentiel de compassion, de sagesse et de créativité permet de se régénérer soi-même et de contribuer à la résolution des crises dans le monde.

Les prédictions du Bouddha

Avec cette foi, Nichiren « relit » les prédictions du Bouddha et des grands maîtres quant à l’avenir de la propagation des enseignements dans le monde. Le Bouddha déclare, dans le Sûtra du Lotus :

Quand je serai entré dans l'extinction, dans la dernière période de cinq cents ans, il te faudra le propager largement en terres étrangères et à travers tout le Jambudvipa [le monde entier], sans le laisser jamais disparaître.6

Cette période, deux mille ans après la mort du Bouddha, est celle du déclin de la Loi, où il faudra « propager largement » dans le monde l’essence de l’enseignement du Sûtra du Lotus. Zhiyi déclare dans ses Commentaires des mots et des phrases du Sûtra du Lotus : « Dans la cinquième période de cinq cents ans, la voie mystique se répandra et apportera des bienfaits à l’humanité pour longtemps, à l’avenir. »7

Nichiren regrette de n’avoir pu rencontrer ni le Bouddha ni les grands maîtres des deux périodes précédentes. Vivre dans cette époque mauvaise est néanmoins pour lui une source de réjouissance : « Je me réjouis de la bonne fortune qui m’a permis de naître dans la cinquième période de cinq cents ans et de lire ces mots du Bouddha. »8 C’est en effet le moment propice pour accomplir cette propagation, et, par conséquent, une période exaltante. Malgré l’immense difficulté de cette tâche, il exprime sa joie, non par goût du martyre, mais parce qu’il est conscient de cette chance historique. « Un grand mal est toujours suivi d’un grand bien. Puisque les plus grandes oppositions à la Loi prévalent à travers tout le pays, la Grande Loi suprême se répandra sans aucun doute. »9 Telle est la conviction qui guide son action et qu’il partage avec ses disciples: « Vous devriez sauter de joie ! »10

Aujourd'hui, l'espérance

D’énormes puissances d’avidité, de colère et d’ignorance font peser sur notre monde apathie et désespérance. L’heure est grave, en effet, comme le constate Edgar Morin : « Ce qui se joue est sans précédent dans l’histoire de l’humanité, le destin de l’humanité dans son ensemble. »11 Face à l’épreuve, la mobilisation est considérable : « Il faut de l’espérance pour affronter les formidables défis de l’ère planétaire. Mais la grandeur de la cause doit nous donner le courage, la volonté, et cette espérance. »12

Les pistes sont nombreuses. Et le travail collectif. Le philosophe Patrick Viveret se demande « comment réoxygéner des espaces politiques » : « Il faut ouvrir le chantier d’une transformation qualitative de la démocratie. La démocratie actuelle ressemble, à bien des égards, au cerveau humain, dont les neurologues assurent qu’il n’est utilisé qu’à 10% de ses capacités – un formidable gisement en friche, donc. »13

Le physicien Loup Verlet introduit les contributions de responsables scientifiques et politiques au questionnement brûlant sur « l’urgence de l’urgence » : « La lutte contre le changement climatique pourrait être l’ultime occasion de réunir un concert des nations avant qu’elles ne se combattent. Telle est l’aubaine qu’il nous faut saisir avant que ne survienne un désastre prévisible et évitable. »14

Dans leur ouvrage collectif, Marie-Claude Blais, Marcel Gauchet et Dominique Ottavi réfléchissent aux « conditions de possibilité mêmes de l’entreprise éducative » : « Est-ce que l’éducation est en passe de devenir purement et simplement impossible ? Non, mais ses conditions sont à réinventer de fond en comble. »15

Philosophes et sociologues, dans leur effort pour « penser la crise », discernent « dans l’état présent du monde une possibilité de régénération »16, ou même d’« une métamorphose qui pourrait permettre à l’humanité de s’accomplir en tant qu’humanité ».17

Et Daisaku Ikeda, maître bouddhiste laïc, nous exhorte à « cette sorte de lutte spirituelle qui engage tout notre être. Une méta noèse – renversement de perspective, changement radical de l’âme ».18


Face aux dévastations, aux angoisses, aux dénis de justice, à l’oubli des valeurs humanistes, nous refusons le désenchantement, la victimisation, le « compassionnel-émotionnel ». Et, surtout, nous recherchons les conditions d’un ressourcement personnel par la foi, d’un vivre-ensemble, voire d’un Bien commun, d’un courage, d’un espoir, d’une confiance partagés. La crise peut être révélatrice du pire, mais aussi du meilleur, à l’origine d’une libération, d’une métamorphose ! Révélatrice, en un mot, de la Vie !


Tiré de 3e Civ', n°582, pp. 29-31.

Notes

  • 1. La Crise du sens, Éd. Cécile Defaut, 2006, p. 9.
  • 2. Temps des crises, Ed. Le Pommier, 2009, pp 8-9.
  • 3. Ed. Les Indes savantes, 2007, p. 219.
  • 4. La date communément retenue dans le bouddhisme japonais est 1052 après J.-C.
  • 5. Tiantai est son nom posthume.
  • 6. Op. cit., p. 273.
  • 7. Hokke Mongu, vol. 1.
  • 8. L&T-I, 119.
  • 9. L&T-V, 183.
  • 10. Ibid.
  • 11. Edgar Morin, dans l’ouvrage collectif Pour un nouvel imaginaire politique, Fayard, 2006, p. 25.
  • 12. Ibid.
  • 13. Ibid., p. 63.
  • 14. Dans l’ouvrage collectif Le changement climatique. Aubaine ou désastre ? Ed. du Cerf, 200?, p. 28.
  • 15. Conditions de l’éducation, Stock, 2008, p. 9.
  • 16. J.-Fr. Mattéi, op. cit., p. 113.
  • 17. Edgar Morin. Vers l'abîme ?, Ed. de l’Herne, 2007, p. 161.
  • 18. D&E-mai 2009, p. 29.

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