Extraits d'un discours de Daisaku Ikeda prononcé le 20 janvier 1991, à l'université de Macao, dans lequel il explore le contraste entre la notion occidentale et la notion chinoise d'individualisme – “ultra-individualisme” d'une part et “personnalisme confucéen” de l'autre – et comment cette notion s'articule avec celle de responsabilité sociale. Il argue que l'héritage spirituel chinois offre une issue à l'impasse de la civilisation occidentale, et voit dans les Cinq vertus confucéennes un repère pour développer une nouvelle conscience de citoyen du monde.


(...) Norman Cousins déclara un jour que la mission première de l’éducation était d’apprendre aux gens à cesser de penser en termes « tribaux » mais plutôt en ayant conscience de leur appartenance à la race humaine. Grâce à l’éducation, la philosophie et la religion, le tribalisme inné en chacun de nous doit être remplacé par une conscience plus ouverte et universelle, orientée vers l’humanité dans son ensemble. Sans une telle prise de conscience, de nouveaux mécanismes pour maintenir la stabilité dans le monde ne verront jamais le jour.

Face à un tel défi, je me souviens des notions d’ordre et d’harmonie qui courent comme une rivière souterraine à travers trois mille ans de civilisation chinoise. Le même courant spirituel sous-tend les Cinq Vertus cardinales du confucianisme : la bienveillance, la justice, le respect, la sagesse et la sincérité qui constituent la devise et l’esprit fondateur de l’université d’Asie orientale. Ces dernières années, l’attention du monde entier s’est portée sur la rapidité remarquable du développement économique du Japon et sur l’économie des nouveaux pays industrialisés d’Asie orientale, au nombre desquels la Corée du Sud, Taïwan et Hong Kong. Le succès économique a suscité à son tour de l’intérêt pour plusieurs aspects de la culture asiatique, et notamment religieux et philosophiques. On parle même d’appartenance à une « sphère culturelle asiatique » ou de « zone culturelle des idéogrammes chinois » pour décrire ces pays, ces territoires et le continent chinois. Il est clair que l’importance de la culture asiatique dépasse les seuls facteurs économiques, et devrait être envisagée du point de vue de l’histoire des civilisations.

Individualisme et Libéralisme

Il y a près de dix ans, l’éminent sinologue américain, William Théodore de Bary, de l’université de Columbja, publia un recueil de conférences données à l’université chinoise de Hong Kong, sous le titre de La Tradition libérale en Chine. Dans ce livre, il analyse des concepts aussi fondamentaux de la culture chinoise que : l’apprentissage de sa propre initiative, le contrôle de soi, le respect des règles de bonne conduite, l’acceptation des responsabilités morales personnelles, et la réalisation de soi. Bary, en conclusion, avance que le néo-confucianisme du philosophe du XIIe siècle Zhu Zi, considéré généralement comme la base idéologique du système féodal, contient en fait, des éléments qui correspondent, au moins en partie, à l’individualisme et au libéralisme modernes d’Europe.

Tous les concepts néo-confucéens que discute Bary convergent autour du « moi » individuel ; ils établissent essentiellement un lien logique entre la liberté et l’acquisition d’un savoir personnel. Dans cette philosophie, l’autonomie de l’individu s’appuie sur la capacité à se contrôler. Par exemple, chercher à apprendre parce que tel est votre désir, pour votre propre amélioration, est conseillé comme un élément utile à la connaissance de soi. Cette notion contraste avec l’étude obligatoire imposée aux étudiants par le système des examens de l’enseignement classique en Chine. L’acquisition du savoir conçue comme un but en elle-même, souligne le professeur Rangel, est très certainement une forme d’introspection et de retour sur soi-même.

Bien que Bary ne le mentionne pas, il y a quelque chose de très cartésien dans cette idée d’un individu autonome et se livrant à l’introspection. Descartes vécut et travailla à une époque où régnait la confusion philosophique entraînée par l’effondrement de la scolastique médiévale. Sa célèbre maxime si lourde de sens « je pense donc je suis » (cogito ergo sum) fut le résultat d’un examen approfondi de lui-même. Cette prise de conscience nouvelle fut la structure sur laquelle il édifia, par la suite, sa philosophie tout entière. Le personnage de Descartes, maître de lui-même, avançant vaillamment à grands pas sur la voie qu’il s’était choisie, est admirable et justifie sa réputation de « père » de la philosophie européenne moderne.

Il est intéressant de noter, toutefois, que si la philosophie cartésienne peut contribuer à la formation d’une individualité libre et autonome, elle est presque totalement dépourvue de référence à « l’autre ». Sur ce point, elle diffère nettement de l’individualisme ou du libéralisme prôné par la philosophie chinoise.

L’injonction chinoise d’atteindre la maîtrise de soi est liée à celle d’observer une conduite correcte, par exemple. Le « moi » introspectif est clairement impliqué dans une relation à « l’autre » par le biais du rituel social qui définit le comportement correct et acceptable. Ainsi, les courants libéraux dans l’idéologie chinoise diffèrent de ceux de l’idéologie européenne en ce sens que la société, en tant que lien organique pour la vie et les activités de l’individu, est toujours une donnée implicite. A cet égard, la pensée traditionnelle chinoise fait preuve d’un sens de l’harmonie très concret qui pourrait se définir aussi comme l’acceptation de sa responsabilité pour travailler à l’amélioration de la société et des conditions de l’existence humaine. À ce propos, Bary déclare :

Ici, un individualisme radical semblerait être écarié au profit de ce que j’appellerais un personnalisme confucéen — l’idée qu’une personne n’est jamais plus totalement elle-même que lorsqu’elle est en parfaite communion avec d’autres individualités.

Il est clair que les termes « individualisme radical » font allusion à une perspective européenne dont les limitations sont devenues de plus en plus évidentes avec l’évolution de la société.

Le contraste entre la notion occidentale et la notion chinoise d’individualisme a suscité des études approfondies des spécialistes qui constatent l’essor des cultures de l’Asie du Nord-Est. Par exemple, Léon Vandermeersch, un sinologue français érudit, a déclaré que son but était de démontrer les tendances préjudiciables de « l’ultra-individualisme » occidental et d’encourager une meilleure connaissance de soi par l’introspection parmi les Occidentaux.

Il n’est évidemment pas question de nier, ni même de sous-estimer, l’importance historique de l’individualisme européen et des grandes réalisations qu’il a engendrées. Notre notion contemporaine des Droits de l’Homme, par exemple, est indiscutablement redevable aux idées développées dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen. Ce document fut écrit voici plus de deux siècles en France, dans le but de protéger la dignité des individus des agressions d’une autorité étatique puissante. La Déclaration elle-même s’appuyait sur une conception de l’individualisme liée à son époque. Je dois admettre que le Japon a un grand retard sur l’Occident en matière de reconnaissance des Droits de l’Homme.

Cela dit, l’ultra-individualisme ou l’individualisme radical des occidentaux me semble présenter un défaut majeur : il oppose un être humain nu et vulnérable à l’État. De plus, les droits de chaque personne sont revendiqués à tel point qu’ils déstabilisent et menacent le contexte social organique dans lequel s’accomplissent les activités humaines. Comme la Révolution française l’a illustré, mettre trop l’accent sur la confrontation entre l’État et l’individu conduit à éliminer, peu à peu, les petites et moyennes communautés qui existent entre ces deux pôles.

La même tendance se manifeste souvent dans des sociétés où l’autorité étatique s’est développée jusqu’à devenir centralisée, mais il est en fait très rare de voir l’individu et l’État entrer en confrontation directe. Nous passons la plupart de notre temps dans des communautés plus petites : la maison, le lieu de travail, la communauté locale. C’est là où nous rentrons directement en contact avec les autres. Là, nous découvrons qui nous sommes : car c’est là que nous ressentons le plus intensément la réalité de notre existence et où nous apprécions les joies de la vie et la joie de vivre.

Quand une personne vivant dans une structure communautaire instable est directement confrontée à l’État, elle risque de se comporter de manière anormale ou de devenir la proie du totalitarisme. Nous avons vu cela se produire maintes fois au cours de ce siècle.

Les Cinq Vertus cardinales

On rapporte une anecdote célèbre à propos d’un dirigeant mythique, l’Empereur Yao, dont la sagesse était légendaire. Elle contraste vivement avec les formes de gouvernement politique auxquelles nous sommes habitués aujourd’hui. L’histoire décrit un peuple menant une vie idyllique, dans la paix et la sécurité. Un jour, curieux de savoir si sa façon de gouverner apportait le bonheur au peuple, l’Empereur Yao se déguise en homme du peuple et s’aventure en ville. À l’entrée de la ville, il rencontre un vieux fermier aux cheveux grisonnants qui, tout en se tapotant le ventre et en faisant tourner une toupie de bois, chante

Je me lève au lever du soleil pour aller travailler.
Et je me repose quand il se couche.
Pour l’eau, je creuse un puits
Pour manger, je laboure les champs
A quoi me servirait d’être empereur ?

Une affirmation merveilleusement saine et joyeuse s’exprime dans cette histoire ; elle traduit l’esprit qui fait naître et nourrit la tradition chinoise de l’individualisme. Longtemps obscurci par d’autres courants historiques, cet aspect de la pensée chinoise a été redécouvert par les chercheurs occidentaux. Pourquoi le germe du libéralisme contenu dans cette tradition n’a-t-il pu se développer ? Cette question mérite réflexion.

Mais l’existence de cet héritage spirituel commence à être reconnue. Le sentiment que l’harmonie est la caractéristique normale de la vie sociale imprègne trois mille ans de l’Histoire de la Chine. On pourrait y voir une sorte de « conscience innée » du peuple chinois, une sensibilité qui structure l’esprit humain et qui lui confère une ouverture cosmopolite. Cette spiritualité, si singulière, se manifeste explicitement dans le bouddhisme chinois et le bouddhisme du Mahayana japonais sous la forme « d’enseignement parfait » (engyo en japonais), un enseignement extrêmement positif valable pour toutes les personnes et en tous lieux. Cette dimension de la pensée chinoise, aux yeux de Bary et de Vandermeersch, pourrait peut-être faire sortir de l’impasse dans laquelle elle semble actuellement prisonnière la civilisation d’inspiration exclusivement européenne.

Sun Yat-Sen, qui passa une partie de sa jeunesse à Macao, écrivit que le respect d’une juste morale est essentiel pour le maintien durable du bien-être du peuple et de la nation. La morale dont il parlait ne peut être acquise par l’observance purement formelle de civilités et de rites. Elle doit être développée en cultivant l’aspect que j’ai appelé « conscience innée », c’est-à-dire la croyance à un ordre plus grand ou encore à l’harmonie. De même, les Cinq Vertus cardinales qui servent de devise à l’université d’Asie orientale — la bienveillance, la justice, la courtoisie, la sagesse, la sincérité — recevront un nouveau souffle : elles prendront un sens neuf et offriront une ligne de conduite pour le XXIe siècle lorsqu’elles seront interprétées à la lumière de cette grande tradition chinoise.

Les Cinq Vertus ont donné lieu à de nombreux débats au sein des écoles bouddhiques, et c’est dans une perspective bouddhique que j’aimerais considérer leur signification dans notre vie contemporaine. La première, la bienveillance, suggère une prise de conscience humaniste et une action humanitaire. Plus largement, elle représente une forme d’amour pour l’humanité tout entière.

La deuxième, la justice, commence par la maîtrise des pulsions égoïstes. Le monde est actuellement dans une époque de transition. Notre devoir est, sans doute, de respecter la souveraineté de chaque nation, mais les excès d’un nationalisme chauvin et étriqué doivent être évités. Nous devons nous efforcer d’affirmer la prééminence de l’humanité dans son ensemble et agir pour le bien de la famille humaine tout entière. Pour devenir un citoyen du monde, il faut avant tout parvenir à contrôler les pulsions purement égoïstes.

La troisième vertu cardinale, la courtoisie, prône la reconnaissance et le respect de l’existence des autres. Notre monde est un rassemblement de pays et de peuples différents ; chacun d’eux possède sa propre culture et ses propres coutumes qui contribuent à lui donner son caractère et son identité. La coexistence pacifique des nations repose sur l’acceptation, la compréhension et le respect de ces différentes cultures.

La quatrième vertu, la sagesse, est la source de toute entreprise créatrice. Elle pourrait nous aider à faire face équitablement et de manière constructive à des désastres tels que la guerre du Golfe persique qui a non seulement emporté un grand nombre de vies humaines, mais aussi précipité une pollution de l’environnement d’une terrible ampleur. De tels événements sont une menace pour notre existence et celle de la planète : nous ne résoudrons des problèmes de ce genre qu’en nous libérant des habitudes de pensées rigides. Nous ouvrir à diverses autres possibilités nous permettra de puiser à de nouvelles sources de sagesse qui fourniront une approche plus souple et mieux adaptée à la résolution des problèmes planétaires.

La dernière des Cinq Vertus cardinales est la sincérité qui comprend aussi le sens de fidélité. C’est la qualité fondamentalement la plus nécessaire, requise pour transformer la méfiance en confiance, l’hostilité en compréhension et pour changer la haine en bienveillance. La confiance et l’amitié ne peuvent être cultivées de façon « stratégique ». Sans une confiance réelle, les peuples de notre planète ne seront jamais capables d’ouvrir leurs coeurs et leurs esprits les uns aux autres.

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