Extrait du Bouddhisme Mahayana et la civilisation du XXIe siècle, discours de Daisaku Ikeda prononcé à l'université de Harvard, Cambridge (USA), le 24 septembre 1993. Dans ce morceau choisi, l'auteur aborde la question du poids relatif accordé par les religions entre les forces intérieures et extérieures à l'homme, et suggère une voie médiane équilibrant ces deux aspects et portant un « sentiment religieux » universel. C'est sur la base d'un tel sentiment que s'ouvre la possibilité d'un nouvel humanisme.


Quel rôle le bouddhisme peut-il jouer dans le retour à plus d’humanité et dans la revitalisation de la personne humaine ? À une époque où nous assistons à un retour assez général aux traditions religieuses, nous devrions toujours nous demander : une religion rend-elle les gens plus forts ou les affaiblit-elle ? Encourage-t-elle ce qu’il y a de bon ou ce qu’il y a de mauvais en eux ? Les rend-elle meilleurs et plus sages ? Même si l’autorité de Marx, en tant que prophète du changement social, a été sérieusement ébréchée par l’effondrement du communisme en Europe de l’Est et dans l’ancienne Union soviétique, il a cependant énoncé une vérité capitale en qualifiant la religion d’« opium du peuple ». En fait, il est à craindre qu’un certain nombre des religions qui retrouvent une nouvelle vie au crépuscule de ce siècle soient caractérisées par un dogmatisme et une insularité qui vont à l’encontre de la tendance croissante à l’interdépendance et aux échanges interculturels.

À cet égard, il est intéressant d’examiner quel poids relatif divers systèmes de croyance accordent aux capacités individuelles et à des forces extérieures à l’homme, dans quelle mesure ils conçoivent l’homme comme autonome ou dépendant. Ces deux tendances correspondent approximativement aux concepts chrétiens de libre arbitre et de grâce divine.

D’un point de vue général, le passage de l’époque médiévale à l’ère moderne a coïncidé en Europe avec l’abandon graduel du déterminisme théiste, et une importance croissante donnée au libre arbitre et à la responsabilité humaine. On a de moins en moins cru au pouvoir absolu d’une divinité abstraite et fait de plus en plus confiance aux capacités humaines. C’est cette attitude qui permit les grandes réalisations de la science et de la technologie. De plus en plus nombreux furent ceux qui se mirent à croire en l’omnipotence de la raison et de ses productions scientifiques. Mais une confiance aveugle dans les pouvoirs de la technologie peut nous conduire à la croyance que nous pouvons tout régenter. Il est sans doute vrai que la dépendance ancienne d’une autorité extérieure a incité l’humanité à sous-estimer ses potentialités et ses responsabilités, mais une foi excessive en nos propres pouvoirs n’est pas non plus une réponse. Elle produit, en fait, une dangereuse surestimation de nos forces.

Nous sommes maintenant à la recherche d’une troisième voie, d’un nouvel équilibre entre la foi en nos propres capacités et la constatation que certains domaines demeurent pour nous hors d’atteinte. Nichiren exprime la perspective subtile et richement suggestive du Mahayana sur l’atteinte de la bouddhéité en écrivant qu’elle ne s’obtient « ni exclusivement grâce à ses propres efforts... ni uniquement grâce au pouvoir d’autrui »1 ; l’argument persuasif du bouddhisme est que le plus grand bienfait découle de la fusion dynamique et de l’équilibre de ces deux forces.

Dans un ordre d’idées voisin, John Dewey écrit dans A Common Faith que c’est « le sentiment religieux » plutôt que les spécificités des religions, qui est d’une importance vitale. Alors que les religions peuvent tomber très vite dans le piège du fanatisme et du dogmatisme, « le sens religieux » a le pouvoir d’« unir les intérêts et les énergies » et de « diriger l’action, générer la chaleur de l’émotion et la lumière de l’intelligence ». De plus, « le sens religieux » permet la revitalisation des valeurs positives que Dewey définit comme « l’art sous toutes ses formes, la connaissance, l’effort et le repos après l’effort, l’éducation, la camaraderie, l’amitié, l’amour, le développement du corps et de l’esprit. »2

Dewey ne désigne pas un pouvoir extérieur particulier. Pour lui, « le sentiment religieux » est un terme générique s’appliquant à tout ce qui soutient les gens et les encourage à rechercher activement le bien et ce qui a de la valeur. « Le sens religieux », comme il l’appelle, aide ceux qui commencent par s’aider eux-mêmes.

Comme Dewey l’avait compris, et comme l’ont démontré les résultats désastreux du culte voué par l’homme moderne à sa propre puissance, sans assistance, nous sommes incapables d’exprimer pleinement toutes nos potentialités. Elles ne se réalisent pleinement que lorsque nous nous appuyons et fusionnons avec un principe éternel qui dépasse nos limites individuelles. Ainsi, nous avons besoin d’aide, mais ce potentiel n’est pas extérieur à nous, il découle de nous, il est, et a toujours été, en nous. C’est de la façon dont elle maintient l’équilibre entre les forces intérieures et extérieures que dépendra la viabilité à long terme d’une religion donnée. Tous ceux qui sont impliqués dans une croyance religieuse, quelle qu’elle soit, doivent prêter la plus grande attention à cet équilibre s’ils ne veulent pas que la religion rende les hommes éternellement esclaves du dogmatisme et désirent au contraire qu’elle contribue à restaurer et revitaliser l’humanité.

C’est sans doute parce que l’homme est au centre des préoccupations de notre mouvement bouddhique que le professeur Harvey Cox, du département de théologie de l’université d’Harvard, l’a décrit comme un effort pour orienter la religion dans une direction humaine. En effet, le bouddhisme n’est pas une pure construction théorique ; de moment en moment, il nous aide à diriger notre vie vers le bonheur et la création de valeurs. Dans les écrits de Nichiren, on peut lire :

Quand vous concentrez les efforts de cent millions d’éons en un seul instant de vie, les Trois Propriétés inhérentes au Bouddha se manifestent dans chacun de vos actes et chacune de vos pensées.
Nichiren (GZ, 790)

« Concentrer les efforts de cent millions d’éons » désigne la capacité de faire face à tous les problèmes de la vie, de tout notre être, en éveillant la totalité de notre conscience et en ne laissant aucune ressource intérieure inutilisée. En relevant, directement et sans dérobade, les défis de la vie, nous faisons surgir, du plus profond de nous, les « Trois Propriétés inhérentes au Bouddha ». C’est la lumière de cette sagesse intérieure qui, à chaque instant, nous encourage et oriente nos actions vers ce qui est vrai et juste. D’un bout à l’autre du Sûtra du Lotus, il est question de tambours, de trompettes et d’autres instruments dont la sonorité vibrante est une invitation à poursuivre avec courage sa vie d’être humain. La fonction de l’état de Bouddha est de nous inciter en permanence à être bon, à être fort et à être sage. Le message du Sûtra est un appel à toujours plus d’humanité.

Notes

  • 1. Nichiren Daishonin, GZ, 403.
  • 2. John Dewey, A Common Faith, New Haven Presses universitaires de Yale, 1934, pp.50-52.

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