Le 26 janvier 2010, le président de l’association bouddhiste Soka Gakkai International, Daisaku Ikeda, a appellé à l'intensification des initiatives en faveur de l’avènement d'un monde sans armes nucléaires dans le cadre de sa proposition à l’ONU intitulée Vers une nouvelle ère de création de valeurs.
Vers une nouvelle ère de création de valeurs
Propositions pour la paix du 26 janvier 2010
Daisaku Ikeda
A l’occasion du quatre-vingtième anniversaire de la Soka Gakkai et du trente-cinquième anniversaire de la fondation de la Soka Gakkai internationale (SGI), j’aimerais partager avec vous quelques-unes de mes réflexions sur les moyens les plus efficaces pour réaliser la paix dans le monde. Je souhaite tout d’abord saisir cette opportunité pour exprimer mes condoléances les plus sincères à toutes les victimes du tremblement de terre dévastateur qui vient de frapper Haïti. Je prie pour tous ceux qui ont été touchés et j’espère que la communauté internationale s’unira pour coordonner ses efforts, afin d’envoyer des secours et aider à la reconstruction.
Il y a tout juste un an que Barack Obama a été investi dans ses fonctions de président des Etats-Unis d’Amérique. Avec pour mot d’ordre le « changement s, sa candidature et son élection en tant que premier président afro-américain ont focalisé sur elles les attentes d’une multitude de personnes dans le monde entier.
La récession mondiale actuelle, déclenchée par la faillite de la banque d’investissements Lehman Brothers en automne 2008, n’a fait qu’alimenter davantage encore l’espoir des peuples de voir les Etats-Unis adresser un message de changement. L’attention s’est particulièrement portée sur l’American Recovery and Reinvestment Act (plan de relance de l’économie américaine), ratifié au cours du mois qui a suivi l’investiture de Barack Obama et qui vise à générer de nouvelles perspectives d’emploi, en mettant en partie l’accent sur une politique énergétique innovante.
Le système financier mondial, qui se trouvait au bord de l’effondrement, a été stabilisé dans une certaine mesure grâce aux actions coordonnées de divers gouvernements. Cela s’est malgré tout soldé par d’énormes déficits budgétaires, dans un contexte de situation de l’emploi toujours désastreuse.
Les origines de cette crise sont profondes et il semble qu’une reprise totale soit encore loin. On craint, en effet, qu’il n’y ait une « récession en W » à l’instar de celle d’il y a quatre-vingts ans.
De plus, le président Obama a fait état d’un changement qui pourrait s’avérer crucial dans les accords concernant l’armement nucléaire – fruit démoniaque de la civilisation scientifique et technologique moderne. Dans le discours qu’il a fait à Prague en avril 2009, il a évoqué la responsabilité morale des États-Unis, en tant que seul pays à avoir eu recours à l’arme atomique en temps de guerre, et a lancé un appel en faveur d’un monde dénucléarisé. Ce faisant, il a donné un élan nouveau aux actions en faveur du désarmement nucléaire depuis longtemps gelées.
La suppression de l’armement nucléaire est depuis longtemps, pour moi, en tant qu’héritier de l’engagement de mon maître bouddhique Josei Toda, deuxième président de la Soka Gakkai (1900-1958), une question d’importance primordiale. C’est un problème que j’ai souligné à maintes occasions, y compris lors de mes rencontres avec des intellectuels et des responsables politiques au fil des années. Le 8 septembre 2009, j’ai présenté une proposition « Vers une solidarité mondiale en faveur de l’abolition des armes nucléaires » (Building Global Solidarity Toward Nuclear Abolition), pour commémorer l’appel lancé il y a quelque cinquante ans par mon maître en faveur de l’abolition de ces armes apocalyptiques.
L’arme nucléaire incarne les tendances négatives les plus profondes du coeur humain, indissociables de l’histoire de notre espèce. Leur abolition est une tâche semée d’énormes difficultés, et il serait irréaliste d’espérer des progrès rapides ou faciles. Ainsi que le président Obama la lui-même fait remarquer au cours de son discours d’acceptation du prix Nobel de la paix : « La non-violence pratiquée par des hommes comme Gandhi et Martin Luther King ne serait sans doute pas adéquate ou possible dans ces circonstances, mais l’amour qu’ils ont prêché - leur foi dans le progrès humain - doit toujours être l’étoile polaire qui guide notre propre périple. »1
En effet, comme l’a remarqué Gandhi : « Le bien voyage à une allure d’escargot »2 Il est par conséquent crucial de conserver une démarche qui soit à la fois flexible et persévérante. Il importe d’éviter de porter des jugements trop hâtifs sur des décisions politiques particulières, prises dans le cadre d’objectifs plus larges, et de laisser ainsi l’espoir se changer en déception. J’espère que la communauté internationale relèvera ces défis et gardera à l’esprit cet idéal, tout en s’employant à aborder chaque problème spécifique posé par la réalité.
Notes
L’arme nucléaire incarne les tendances négatives les plus profondes du coeur humain, indissociables de l’histoire de notre espèce. Leur abolition est une tâche semée d’énormes difficultés, et il serait irréaliste d’espérer des progrès rapides ou faciles.
Un interrègne des valeurs
J’aimerais maintenant analyser ce que je considère comme un problème des plus sérieux : le pessimisme – voire le nihilisme – qui s’empare de la société contemporaine.
Le nihilisme est généralement associé à la déclaration de Friedrich Nietzsche (1844-1900) selon laquelle Dieu est mort. Il faut souligner que le nihilisme n’est pas exclusivement un phénomène européen, mais qu’il a également de multiples ramifications dans la pensée orientale. Dans le cas présent, cependant, je souhaite utiliser ce terme pour désigner la pathologie de la civilisation, qui plane comme une nuée de miasmes au-dessus d’un paysage humain ravagé par les contradictions trop évidentes de la mondialisation. Cette tendance est clairement perceptible au Japon et dans des discours, à la teneur généralement pessimiste, tenus dans ce pays, et je ne pense pas que la fin de l’ère d’une croissance économique forte et constante en soit l’unique cause.
Ce sentiment de déclin est caractérisé par un pessimisme et un nihilisme différents de ce qu’ont connu les gens durant la Grande Dépression des années trente, en une période où le socialisme était tout au moins perçu comme une alternative au système dominant. Le pessimisme d’aujourd’hui semble, en apparence, à l’opposé de l’énergie frénétique d’une bulle inflationniste, mais il n’est - de fait - qu’un aspect différent du même phénomène sous-jacent.
Le politologue français, Emmanuel Todd, a proposé l’analyse suivante de ce qu’il appelle l’ « aboutissement logique » de la mondialisation centrée autour de la finance, « qui, voulant “libérer l’individu” de tout carcan collectif n’a réussi qu’à fabriquer un nain apeuré et transi, cherchant la sécurité dans la déification de l’argent et sa thésaurisation »3.
Le nihilisme est le revers du culte de l’argent. Certains aspects qui pourraient sembler diamétralement opposés sont, en fait, les incontournables frères jumeaux engendrés par la civilisation moderne. Tous deux sont le fruit d’une ère que l’on pourrait qualifier d’interrègne des valeurs, dans lequel aucune échelle de valeurs autre que monétaire n’est reconnue. Même les discussions autour des aspects négatifs de la mondialisation, tels que la pauvreté et l’inégalité des revenus, ne sont soulevées qu’en termes de valeur financière, ce qui les rend inutilement stériles et vides de sens.
La disparité croissante des revenus est un fait indéniable, et nous ne pouvons pas fermer les yeux sur les tragédies – y compris les crimes et les suicides – qu’elle engendre. Depuis longtemps j’insiste sur le fait qu’il est de la responsabilité des politiques de remédier à cette situation. Des mesures juridiques et systémiques visant à créer et à maintenir un filet de sécurité sont garantes des valeurs éthiques, telles que la justice et l’équité, sur lesquelles doit se fonder tout ordre social réussi. Mais ce qui me préoccupe le plus, c’est que les efforts déployés pour une amélioration des situations physiques et tangibles ne traitent que les symptômes, alors qu’elles nécessitent impérativement des mesures curatives plus profondes. Pour garantir une efficacité réelle et durable de notre action, un soutien spirituel – une réévaluation essentielle de nos priorités – s’avère essentiel.
La tendance majeure de la civilisation moderne est de considérer la capacité économique – l’aptitude à maximiser les profits et les richesses – comme l’unique critère de valeur humaine. Cette tendance chronique de la civilisation et du capitalisme modernes – aiguillonnée, par la recherche effrénée et illimitée des désirs – demeure essentiellement ignorée, et ce même après l’expérience désastreuse du communisme à la soviétique. Quelque quarante ans après le sévère avertissement lancé par le Club de Rome dans Halte à la croissance ? le moment est certainement venu pour l’humanité de tirer la leçon de la crise mondiale actuelle et de reconnaître cette pathologie sous-jacente.
Il nous faut prendre conscience que les critères qui jugent de la valeur humaine à l’aune de la seule capacité économique forment ce que Emmanuel Todd appelle le système de valeur des « nains » ou, plutôt, qu’ils représentent une réelle absence de valeurs. Nous devons nous demander pourquoi le pessimisme et le nihilisme sont à ce point omniprésents dans les sociétés industrielles avancées où le niveau de vie, selon des critères strictement matériels, dépasse celui des monarques et des aristocrates d’autrefois.
Maîtriser le désir
Les moteurs les plus puissants du développement de la civilisation moderne ont été la science et la technologie. Le scientifique Yoshiharu Izumi a étudié la relation entre la religion, en particulier le bouddhisme, et la science. Il écrit : « L’humanité a recherché un mode de vie stable et solide, dans lequel la religion sert de volant et de freins pour guider et faire contrepoids à l’accélérateur des désirs qui fait tourner le moteur de l’intellect. »4
En effet, la civilisation moderne, et particulièrement le capitalisme moderne, était, comme l’a noté Max Weber (1864-1920), caractérisée par un mode de vie où la morale protestante assurait une certaine stabilité, en orientant et en maîtrisant des désirs qui sinon seraient débridés. Autrement dit, des questions de valeurs comme « À quoi sert de travailler dur, de faire des efforts, d’amasser ? » faisaient partie intégrante de la vie quotidienne. Cela conférait un certain équilibre à l’esprit humain et à la vie Des gens. Lorsque ce volant et ce frein cessent de fonctionner, il ne reste plus que ce que Weber appelait des « spécialistes sans vision et des voluptueux sans coeur »5. On pourrait dire que ce que l’on condamne aujourd’hui comme super capitalisme – une avidité effrénée – représente la phase terminale de ce processus dans lequel les désirs et l’intellect se sont complètement dégagés de tout cadre moral (…)
Daisaku Ikeda
Source : Discours et Entretiens de Daisaku Ikeda n°221, mai 2010
Notes
- 3. ↑ Emmanuel Todd, L’illusion économique, Paris, Gallimard, 1998, p. 22.
- 4. ↑ Traduit de l’anglais. Yoshiharu Izumi, Kagakusha ga tou: Raise wa aru ka (Des scientifiques s’interrogent : Y a-t-il une vie après la mort), Hiroshima, Naigai Insatsu, 1999, p. 10.
- 5. ↑ Max Weber, L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme Paris, Librairie Plon, 1964, p. 251.
La tendance majeure de la civilisation moderne est de considérer la capacité économique – l’aptitude à maximiser les profits et les richesses – comme l’unique critère de valeur humaine. Cette tendance chronique de la civilisation et du capitalisme modernes – aiguillonnée, par la recherche effrénée et illimitée des désirs – demeure essentiellement ignorée ...
Mon combat commence là et je vous encourage à faire de même: donner plutot que jeter!!
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