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Un interrègne des valeurs

J’aimerais maintenant analyser ce que je considère comme un problème des plus sérieux : le pessimisme – voire le nihilisme – qui s’empare de la société contemporaine.

Le nihilisme est généralement associé à la déclaration de Friedrich Nietzsche (1844-1900) selon laquelle Dieu est mort. Il faut souligner que le nihilisme n’est pas exclusivement un phénomène européen, mais qu’il a également de multiples ramifications dans la pensée orientale. Dans le cas présent, cependant, je souhaite utiliser ce terme pour désigner la pathologie de la civilisation, qui plane comme une nuée de miasmes au-dessus d’un paysage humain ravagé par les contradictions trop évidentes de la mondialisation. Cette tendance est clairement perceptible au Japon et dans des discours, à la teneur généralement pessimiste, tenus dans ce pays, et je ne pense pas que la fin de l’ère d’une croissance économique forte et constante en soit l’unique cause.

Ce sentiment de déclin est caractérisé par un pessimisme et un nihilisme différents de ce qu’ont connu les gens durant la Grande Dépression des années trente, en une période où le socialisme était tout au moins perçu comme une alternative au système dominant. Le pessimisme d’aujourd’hui semble, en apparence, à l’opposé de l’énergie frénétique d’une bulle inflationniste, mais il n’est - de fait - qu’un aspect différent du même phénomène sous-jacent.

Le politologue français, Emmanuel Todd, a proposé l’analyse suivante de ce qu’il appelle l’ « aboutissement logique » de la mondialisation centrée autour de la finance, « qui, voulant “libérer l’individu” de tout carcan collectif n’a réussi qu’à fabriquer un nain apeuré et transi, cherchant la sécurité dans la déification de l’argent et sa thésaurisation »3.

Le nihilisme est le revers du culte de l’argent. Certains aspects qui pourraient sembler diamétralement opposés sont, en fait, les incontournables frères jumeaux engendrés par la civilisation moderne. Tous deux sont le fruit d’une ère que l’on pourrait qualifier d’interrègne des valeurs, dans lequel aucune échelle de valeurs autre que monétaire n’est reconnue. Même les discussions autour des aspects négatifs de la mondialisation, tels que la pauvreté et l’inégalité des revenus, ne sont soulevées qu’en termes de valeur financière, ce qui les rend inutilement stériles et vides de sens.

La disparité croissante des revenus est un fait indéniable, et nous ne pouvons pas fermer les yeux sur les tragédies – y compris les crimes et les suicides – qu’elle engendre. Depuis longtemps j’insiste sur le fait qu’il est de la responsabilité des politiques de remédier à cette situation. Des mesures juridiques et systémiques visant à créer et à maintenir un filet de sécurité sont garantes des valeurs éthiques, telles que la justice et l’équité, sur lesquelles doit se fonder tout ordre social réussi. Mais ce qui me préoccupe le plus, c’est que les efforts déployés pour une amélioration des situations physiques et tangibles ne traitent que les symptômes, alors qu’elles nécessitent impérativement des mesures curatives plus profondes. Pour garantir une efficacité réelle et durable de notre action, un soutien spirituel – une réévaluation essentielle de nos priorités – s’avère essentiel.

La tendance majeure de la civilisation moderne est de considérer la capacité économique – l’aptitude à maximiser les profits et les richesses – comme l’unique critère de valeur humaine. Cette tendance chronique de la civilisation et du capitalisme modernes – aiguillonnée, par la recherche effrénée et illimitée des désirs – demeure essentiellement ignorée, et ce même après l’expérience désastreuse du communisme à la soviétique. Quelque quarante ans après le sévère avertissement lancé par le Club de Rome dans Halte à la croissance ? le moment est certainement venu pour l’humanité de tirer la leçon de la crise mondiale actuelle et de reconnaître cette pathologie sous-jacente.

Il nous faut prendre conscience que les critères qui jugent de la valeur humaine à l’aune de la seule capacité économique forment ce que Emmanuel Todd appelle le système de valeur des « nains » ou, plutôt, qu’ils représentent une réelle absence de valeurs. Nous devons nous demander pourquoi le pessimisme et le nihilisme sont à ce point omniprésents dans les sociétés industrielles avancées où le niveau de vie, selon des critères strictement matériels, dépasse celui des monarques et des aristocrates d’autrefois.

Maîtriser le désir

Les moteurs les plus puissants du développement de la civilisation moderne ont été la science et la technologie. Le scientifique Yoshiharu Izumi a étudié la relation entre la religion, en particulier le bouddhisme, et la science. Il écrit : « L’humanité a recherché un mode de vie stable et solide, dans lequel la religion sert de volant et de freins pour guider et faire contrepoids à l’accélérateur des désirs qui fait tourner le moteur de l’intellect. »4

En effet, la civilisation moderne, et particulièrement le capitalisme moderne, était, comme l’a noté Max Weber (1864-1920), caractérisée par un mode de vie où la morale protestante assurait une certaine stabilité, en orientant et en maîtrisant des désirs qui sinon seraient débridés. Autrement dit, des questions de valeurs comme « À quoi sert de travailler dur, de faire des efforts, d’amasser ? » faisaient partie intégrante de la vie quotidienne. Cela conférait un certain équilibre à l’esprit humain et à la vie Des gens. Lorsque ce volant et ce frein cessent de fonctionner, il ne reste plus que ce que Weber appelait des « spécialistes sans vision et des voluptueux sans coeur »5. On pourrait dire que ce que l’on condamne aujourd’hui comme super capitalisme – une avidité effrénée – représente la phase terminale de ce processus dans lequel les désirs et l’intellect se sont complètement dégagés de tout cadre moral (…)

Daisaku Ikeda

Source : Discours et Entretiens de Daisaku Ikeda n°221, mai 2010

Notes

  • 3. Emmanuel Todd, L’illusion économique, Paris, Gallimard, 1998, p. 22.
  • 4. Traduit de l’anglais. Yoshiharu Izumi, Kagakusha ga tou: Raise wa aru ka (Des scientifiques s’interrogent : Y a-t-il une vie après la mort), Hiroshima, Naigai Insatsu, 1999, p. 10.
  • 5. Max Weber, L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme Paris, Librairie Plon, 1964, p. 251.

La tendance majeure de la civilisation moderne est de considérer la capacité économique – l’aptitude à maximiser les profits et les richesses – comme l’unique critère de valeur humaine. Cette tendance chronique de la civilisation et du capitalisme modernes – aiguillonnée, par la recherche effrénée et illimitée des désirs – demeure essentiellement ignorée ...

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Commentaires   
0 #2 frei 29-01-2011 23:18
Pratiquant depuis 20 ans, il est dommage que notre maitre ne parle pas aussi des changements positifs sur un autre monde économique qui s'ouvre, sur une refléxion du retour au système d'échange par le don, ce qui se fait timididement daans certaines villes de France. Avec notre état de bouddha, nous devons faire une proposition de solidarités actives dans nos quartiers mais aussi dans notre travail sujet très délicat à aborder parfois car les gens sont dans une logique capitaliste d'accumulation de biens de consommation qui, eux mêmes le reconnaissent, sont superflus, mais qu'ils préfèrent jeter que donner.
Mon combat commence là et je vous encourage à faire de même: donner plutot que jeter!!
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0 #1 frei 29-01-2011 23:18
Pratiquant depuis 20 ans, il est dommage que notre maitre ne parle pas aussi des changements positifs sur un autre monde économique qui s'ouvre, sur une refléxion du retour au système d'échange par le don, ce qui se fait timididement daans certaines villes de France. Avec notre état de bouddha, nous devons faire une proposition de solidarités actives dans nos quartiers mais aussi dans notre travail sujet très délicat à aborder parfois car les gens sont dans une logique capitaliste d'accumulation de biens de consommation qui, eux mêmes le reconnaissent, sont superflus, mais qu'ils préfèrent jeter que donner.
Mon combat commence là et je vous encourage à faire de même: donner plutot que jeter!!
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