Johan Galtung. [DR]

Né à Oslo (Norvège) en 1930, Johan Galtung, sociologue et mathématicien, est considéré comme l’un des pionniers des études modernes sur la paix.

Fondateur, en 1959, de l’International Peace Research Institute de Oslo, il reçoit en 1987 le Right Livelihood Award – aussi appelé le « prix Nobel alternatif » – qui lui est attribué en reconnaissance de son engagement pour la paix.

Professeur émérite dans de nombreuses universités européennes, il est actuellement titulaire de la chaire des Études sur la paix, à l’université de Hawaï, et directeur de Transcend, une organisation pour la paix, le développement et la résolution des conflits par des moyens pacifiques.

Nombre de ses publications et essais sur la sociologie, l’économie, l’histoire des civilisations et la litterature, sont compilés dans les cinq volumes de Essays in Peace Research. Il est l’auteur de nombreux livres dont :

  • Human Rights in another key (1994),
  • Peace by peaceful means (1995)
  • Choose Peace (1995), recueil d'entretiens avec Daisaku Ikeda, président de la SGI.
Il est également le fondateur des revues Journal of Peace Research et Bulletin of Peace studies.

En 1997, la SGI-Italie a organisé avec Johan Galtung un cycle de conférences dans différentes universités italiennes sur le thème « La géopolitique du XXIe siècle » (publiées dans la revue bimensuelle italienne Duemila Uno, n°66), en présence d’académiciens et de représentants d’écoles bouddhiques présentes en Italie.


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Entretien avec Johan Galtung : “La médiatrice idéale pour la paix serait une jeune femme”

Dans une interview avec la revue de la SGI-Italie, Buddismo e Società, le Pr Johan Galtung expose sa vision de la « paix positive ». Il y explique aussi l’importance du dialogue et le rôle essentiel des femmes et des jeunes femmes dans le processus de paix.


En quoi consiste le processus évolutif que vous définissez comme « paix positive » et, dans ce sens, quel rôle la religion peut-elle jouer ?

Johan Galtung : Lorsqu’on parle de « paix », on fait généralement référence à ce que je définis comme « paix négative », c’est-à-dire l’absence de guerres ou de toute autre forme de violence directe. En réalité, cela ne suffit pas pour parvenir à la « paix positive», terme par lequel j’entends définir un processus de croissance, qui part de l’absence de guerre pour évoluer vers une amélioration continue de la vie en communauté et en société.

Le premier stade correspond à la co-existence active, comprise, en tant que forme de coopération, comme un avantage mutuel et réciproque : tu me donnes quelque chose et je te donne quelque chose. Vient ensuite l’harmonie, ou état de compassion mutuelle, dans laquelle se développent des sentiments d’intérêt réciproque et de partage. Arrive alors le passage du « je » au « nous » qui représente un bond en avant : on parle d’un projet en commun, du fait de vivre ensemble. C’est ce que vit un pays quand, par exemple, il passe de son identité nationale à l’identité de l’Union européenne. Dans les rapports de couple, cela signifie le projet de vie en commun, l’évolution vers une nouvelle identité de couple qui transcende et dépasse les deux identités individuelles. Dans ce sens, le projet en commun représente un stade beaucoup plus élevé que la simple coopération. On rejoint ensuite le stade de l’amour ou encore l’union des unions. Dans le champ politique, cela signifie une union entre différents pays, de type économique, ou en vue de la sauvegarde de la sécurité.

Le stade final représente la dissolution de toutes les entités individuelles qui se fondent dans l’univers comme principe transcendant. Dans le bouddhisme, c’est le stade du nirvana.

En Occident, contrairement à la culture orientale, le chemin pour la construction de la paix positive est limité par la présence d’un fort individualisme, qui conduit, en général, à s’arrêter à la phase de co-existence active ou d’avantage réciproque. Si une démarche religieuse peut vraiment aider à visualiser le processus évolutif et surtout le stade du nirvana, elle n’est cependant pas strictement nécessaire : on peut également atteindre ce stade à travers un chemin non religieux.


Dans les religions, subsiste souvent, en arrière-pensée, « ma vérité est l’unique vérité ». Comment peut-on instaurer un dialogue entre des religions différentes ?

Lorsqu’il n’y a pas de dialogue entre les religions, on parle d’intolérance religieuse. Inversement, dans le processus de construction de la paix positive, nous pouvons observer une série de phases qui conduisent au dialogue.

De la phase de tolérance religieuse (ou simple absence de conflit), nous passons à une phase d’interaction avec l’autre, dans laquelle nous commençons à nous interroger sur les problématiques religieuses de l’autre. Dans cette étape, il est fondamental que le dialogue soit construit comme un échange bénéfique pour les deux parties. Ce doit être un échange de vérité, fondé sur une curiosité réciproque : je suis intéressé à connaître ta vérité à condition que tu sois intéressé à connaître la mienne.

La phase suivante consiste à se demander : puis-je inclure ta vérité dans la mienne ? De là peut naître un ensemble1 : des éléments d’union entre des religions différentes peuvent exister, sans qu’il y ait besoin de réaliser une union totale. Chaque religion est un réservoir de sagesse.


Pour quelles raisons pensez-vous que le bouddhisme puisse être une voie pour la paix ?

L’état de paix ou guerre n’est pas la caractéristique d’un pays, sauf dans le cas de conflits internes. L’état de paix ou de guerre est l’indice d’une relation entre pays. Les conflits et les violences sont également des types de relations. De même que, pour comprendre une relation, il est bon d’approfondir l’histoire de cette relation. Ainsi, pour saisir les évolutions possibles vers une paix positive, il est bon d’analyser le comportement que chacune des parties adopte à l’intérieur de la relation. Si, par exemple, je me limite à me retirer d’un conflit de guerre, mon comportement est l’indice d’un type de relation qui conduit uniquement à une paix négative.

En bouddhisme, on parle de karma individuel et de karma collectif. Au niveau d’un pays, transformer le karma signifie évaluer la relation de ce pays à l’intérieur du système international. Si ce pays est impliqué dans une guerre, cela est l’indice d’un karma négatif. La vision bouddhique conduit à se demander : « Comment puis-je transformer ce karma ? » En d’autres termes, elle s’intéresse à la relation et à la façon de la transformer dans l’avenir. En ce sens, cette conception est très proche du processus évolutif de la paix positive, Inversement, si je pense que ce qui vient de l’extérieur ne dépend nullement de moi,je vis dans une sorte d’autisme social, dans lequel je continue à penser avoir raison. De cette manière, je continue à reproduire le même type de karma, sans le transformer. Bien des empires, édifiés sur un fondement illégitime et sur l’usage excessif de la violence, comme le nazisme et le fascisme, se sont immanquablement écroulés : c’est une leçon de l’histoire.


En quoi notre culture occidentale aurait-elle fait violence à notre nature ?

La culture occidentale est la culture du patriarcat, dans laquelle l’homme est celui qui commande et décide. Nous pouvons trouver un indice notoire de cela par les noms donnés aux rues des quartiers et des villes, en majeure partie des noms d’hommes auxquels sont associées l’autorité et la force. C’est une manière d’inculquer, au niveau de l’inconscient collectif, une « culture profonde » qui, dans ce cas, conduit les femmes à se sentir, consciemment ou inconsciemment, dépendantes ou inférieures aux hommes. De nombreuses positions sociales et politiques sont, en majorité, occupées par des hommes. Les femmes d’aujourd’hui s’associent activement afin de lutter pour obtenir l’accès paritaire à toute position au sein de la société, y compris celles de Premier ministre ou de général d’armée. Cette conquête est un premier pas, une condition indispensable de toute transformation future.

Il n’en reste pas moins que ces femmes, dès lors qu’elles parviennent au pouvoir, pénètrent dans un patriarcat. Elles doivent donc prouver leur force. De ce fait, leur nature se trouve limitée et contrainte. À mon sens, c’est l’une des raisons pour lesquelles les femmes sont en conflit avec elles-mêmes, partagées entre le fait d’accéder au pouvoir ou de s’arrêter avant. Détenir une place au pouvoir est important pour l’évolution culturelle de notre société, mais cela comporte un appauvrissement en termes de relations humaines. Conscientes de cela, les femmes penchent peut-être plus naturellement pour un rôle à l’intérieur de la société, leur permettant de sauvegarder les rapports humains. Les hommes, au contraire, luttent souvent pour atteindre les plus hauts niveaux dans leur carrière. Lorsqu’ils y parviennent, ils se sentent totalement réalisés.


Vous pensez que les femmes sont plus enclines que les hommes à effectuer la tâche de médiatrice de paix. Pouvez-vous expliquer pourquoi ?

Comme je viens de l’affirmer, les femmes sont différentes des hommes. Il ne s’agit pas seulement d’un fait biologique et hormonal. Elles ont une plus grande capacité à ressentir leurs émotions, celles des autres et à en parler avec facilité. Elles éprouvent de l’empathie. Les hommes, au contraire, suivent une logique déductive. À partir de principes abstraits, ils cherchent à tirer des conclusions logiques, mais leur capacité à développer des relations avec les autres est moindre.

En outre, en tant que mères, les femmes peuvent comprendre la souffrance des autres mères et, donc, développer un plus grand esprit de compassion. Pour cette raison, je pense que les femmes peuvent mieux agir que les hommes, en tant que médiatrices de paix. En outre, les jeunes générations Sont généralement plus ouvertes que les précédentes. Elles ont plus de souplesse, leur structure psychique est moins rigide, et elles ont moins de prétention à tout connaître du monde. Nous pouvons donc conclure que la médiatrice de paix idéale serait une jeune femme. J’aime moi-même me définir « intérieurement » comme une femme jeune.


Traduit de Buddismo e Società de mars-avril 2008, dans 3e Civ' n° 572, avril 2009, p.10-11.

Note

  • 1. Il s’agit du passage du « je » au « nous», décrit plus haut.

Johan Galtung en mai 2011, lors du 41e colloque St Gallen. Université de St Gallen, Suisse.
© International Students’ Committee.


Au niveau d’un pays, transformer le karma signifie évaluer la relation de ce pays à l’intérieur du système international. Si ce pays est impliqué dans une guerre, cela est l’indice d’un karma négatif. La vision bouddhique conduit à se demander : « Comment puis-je transformer ce karma ? » En d’autres termes, elle s’intéresse à la relation et à la façon de la transformer dans l’avenir.
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