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Shakubuku, la transmission des enseignements bouddhiques, fait partie intégrante de la pratique religieuse dans la tradition du Mahayana. Ainsi, le Sûtra du Lotus est, dans sa majeure partie, consacrée à ce sujet1 et Nichiren Daishonin oeuvra toute sa vie à transmettre la Loi bouddhique, tout en encourageant ses disciples à faire de même : « Transmettez de votre mieux ce bouddhisme aux autres, ne serait-ce qu'un seul mot ou une simple phrase »2, leur écrit-il.

Eveiller le potentiel humain

Notre vie intérieure est riche en possibilités inexploitées. D’immenses réserves de sagesse, de courage, d'énergie et de créativité résident en nous. Ce potentiel est propre à chaque personne – selon son caractère et sa culture – et, lorsqu’il se manifeste, il donne lieu à une merveilleuse et infinie variété d’expressions.

Le but du bouddhisme est de permettre à chaque personne de prendre conscience de ce potentiel et de le manifester dans sa vie, de manière incessante. Il offre une voie pour se libérer du sentiment d'impuissance et pour activer les ressources intérieures qui permettent de transformer ses souffrances et pleinement s'épanouir.

De tous les enseignements bouddhiques, c'est le Sûtra du Lotus qui décrit le plus clairement cet immense potentiel inhérent à la vie humaine – l’état de bouddha. Il déclare que celui-ci existe de manière égale chez tous les êtres. C’est le principe du « véhicule unique », qui exprime le fait que les êtres humains ont tous droit au bonheur et qu’ils peuvent tous, sans exception, atteindre la bouddhéité en cette vie.

Une telle doctrine était totalement inédite à l’époque de Shakyamuni. C’est pourquoi le Bouddha ne l’a exposée qu’après quarante ans durant lesquels il prépara peu à peu les esprits.3 Puis il prêcha le Sûtra du Lotus durant les huit dernières années de sa vie. Mais comment transmettre cet enseignement révolutionnaire aux générations qui suivraient sa disparition ?

Shôju et shakubuku

Cette problématique est abordée dans le Sûtra lui-même, et en constitue le thème central. Deux méthodes de transmission y sont décrites, formalisées par la suite par le grand maître chinois Tiantai (538-597), dans son Maka Shikan.

La première, appelée shôju en japonais, consiste à partager l’enseignement sans remettre en question les conceptions de son interlocuteur, mais en l’amenant peu à peu à s’éveiller à la vérité du Sûtra du Lotus. La deuxième, shakubuku, consiste à exposer directement l’enseignement du Sûtra du Lotus, en réfutant au besoin les conceptions qui en contredisent l’esprit, c’est-à-dire, celles qui rabaissent et dénigrent la dignité de la vie.

Laquelle de ces deux méthodes est-elle la plus appropriée ? Nichiren répond : « Quand le pays est seulement empli d'ignorants ou de personnes mauvaises, c'est la méthode de shôju qui doit prévaloir, comme il est dit dans le chapitre Anrakugyo [Pratiques paisibles]. Mais à une époque où abondent les personnes aux vues erronées et celles qui s'opposent à la Loi, c'est shakubuku qui s'impose, comme il est dit dans le chapitre Fukyô [Jamais-méprisant]. Cela revient à se servir d'eau froide quand il fait chaud, ou de feu quand il fait froid. »4

Autrement dit, à une époque où la dignité humaine est piétinée, le rôle du bouddhisme est de la défendre, en corrigeant les conceptions fausses et en exposant clairement les abus des personnes de pouvoir. C’est là la pratique bienveillante et courageuse de shakubuku, qui consiste à « "vaincre et soumettre" l’obscurité fondamentale ou négativité inhérente à la vie humaine qui plonge l’homme dans la souffrance et la détresse. »5

La « lutte spirituelle » pacifique de Nichiren

La société féodale du Japon au moyen-âge était fortement régie par la religion. Les écoles bouddhiques prospéraient, les temples s’élevaient « toiture contre toiture »6 et leurs prêtres jouissaient d’un pouvoir important.

Cependant, le pays connaissait de grands troubles et la confusion régnait également au sein des enseignements bouddhiques.7 Il semblait évident que l’humanité était entrée dans l’« époque mauvaise des Derniers jours de la Loi », prédite par les sûtras. En 1052, les autorités décrétèrent l’avènement officiel de cette époque redoutée.

C’est dans ce contexte que vécut Nichiren. Après avoir étudié l’ensemble des enseignements bouddhiques, il réalisa que le Sûtra du Lotus – et l’esprit de protéger la vie humaine qu’il enseigne – était dénaturé et sur le point d’être perdu. A sa place, des enseignements encourageant la passivité et le sentiment d'impuissance prospéraient. Aussi, il s’engagea dans une lutte spirituelle, à travers ses écrits, visant à corriger ces doctrines qui emprisonnaient l’esprit des gens. Et il continua de le faire, en dépit des sévères persécutions8 des autorités.

Les descriptions des efforts passionnés de Nichiren ont parfois obscurci la sagesse et la bienveillance qui l’animaient. De plus, les courants ultranationalistes dits « nichirénistes », du début du XXe siècle, ont longtemps véhiculé la fausse image d’un Nichiren nationaliste et intolérant.9

Or rien n’est plus éloigné de la vérité. Nichiren n’a cherché, tout au long de sa vie, qu’à mener un dialogue honnête avec les maîtres des autres écoles bouddhistes. Il déclare, par exemple : « (…) tant que des hommes de sagesse ne m'auront pas prouvé que mes enseignements sont erronés, je n'accepterai jamais les pratiques des autres écoles ».10 Ses adversaires, quant à eux, refusant tout débat, complotaient en vue de son élimination, le persécutant lui et ses disciples.

L’esprit d’éloge et d’encouragement

C'est une tendance humaine que de poser des limites à notre potentiel et celui des autres : ce que nous croyons possible et impossible. Ces limites sont ce par quoi nous nous définissons, mais elles peuvent aussi devenir des murs qui nous emprisonnent dans une vision étroite de nous-mêmes et du monde. Et nous nous sentons menacés dès lors qu’elles sont ébranlées.

Le bouddhisme remet constamment en question notre vision de nous-même et des autres, afin de libérer toujours davantage notre potentiel. C’est le sens de shakubuku.

Cette pratique, cependant, ne consiste jamais en un débat stérile d'arguments visant à prouver que ses vues sont supérieures à celles d'un autre. C'est un acte d’une profonde compassion qui permet à quelqu'un de croire dans le grand potentiel latent de sa vie et en fait l’éloge, avec la plus grande sincérité.

Le Sûtra du Lotus illustre cette attitude par l’histoire du bodhisattva Jamais-méprisant, qui s'inclinait respectueusement devant toutes les personnes qu'il rencontrait, malgré leurs réactions hostiles. En s'adressant directement à leur nature de bouddha, il « réfutait » ainsi leur vision limitée d'eux-mêmes.

L'essence de la pratique de shakubuku consiste à encourager et faire l'éloge des autres, en dépit de notre propre tendance à les rabaisser. C’est une lutte intérieure contre nos préjugés et notre incroyance dans le potentiel humain, qui débouche sur l'expression courageuse et respectueuse de ce que nous croyons être juste, à travers les paroles et, surtout, le comportement.

Notes

  • 1. La dernière partie du Sûtra du Lotus, des chapitres 17 à 28 traite essentiellement de la question de sa transmission et des bienfaits en résultant. Voir l'explication qu'en donne Nichiren dans le Véritable objet de vénération (L&T-1, 47).
  • 2. La véritable entité de la vie, (L&T-I, 97).
  • 3. Ainsi le Bouddha déclare : « En plus de quarante ans, je n'ai pas encore révélé la vérité », affirmation qui apparaît dans le Sûtra Muryôgi, chap. 2. Ce sûtra est traditionnellement rattaché au Sûtra du Lotus et en constitue l’introduction.
  • 4. Traité pour ouvrir les yeux (L&T-II, 229-230).
  • 5. Tiré d'un éditorial de Daisaku Ikeda, à propos de shakubuku. M. Ikeda parle des termes « vaincre et soumettre », traduction littérale de shakubuku, et en explique le véritable sens. Le passage complet :
    « Nichiren cite les mots du grand maître Tiantai : "La pratique du Sûtra du Lotus est shakubuku, la réfutation des enseignements provisoires." (L&T-I, 109) Shakubuku – acte de partager la Loi suprême de Nam-myohorenge-kyo avec d’autres – est une lutte spirituelle pour "vaincre et soumettre" l’obscurité fondamentale ou négativité inhérente à la vie humaine qui plonge l’homme dans la souffrance et la détresse. Quand le pouvoir du bien est faible, le pouvoir du mal s’intensifie. Si une telle situation venait à prévaloir, un bonheur et un éveil véritables demeureraient alors hors de portée. C’est la raison pour laquelle nous devons nous dresser et proclamer l’enseignement correct avec le "courage d’un lion" (L&T-I, 271). » (Editorial du Daibyakurenge, septembre 2011, Discours et entretiens de Daisaku Ikeda, octobre 2011, ACEP, p.4)
  • 6. Tiré du Traité pour la paix dans le pays par l’établissement de l’enseignement correct (L&T-II, 3). Le passage complet est le suivant : « Certes, les temples du Bouddha s'élèvent toiture contre toiture et les bâtiments où sont conservés les sûtras s'alignent côte à côte. Les supérieurs de temples sont aussi nombreux que les bambous et les joncs, les moines aussi communs que les plants de riz et de chanvre. Les temples et les moines sont respectés depuis des siècles, et chaque jour, on leur manifeste à nouveau du respect. Mais les moines et les supérieurs d'aujourd'hui sont serviles et sournois, et ils trompent le peuple et l'égarent. Le souverain et ses ministres manquent de discernement et ne peuvent distinguer la vérité de l'hérésie. »
  • 7. Changement sociaux brusques, instabilité politique, rivalité des écoles bouddhiques, catastrophes naturelles, famines, épidémies et la menace d’une invasion étrangère étaient parmi les maux affligeant le peuple japonais de l’époque. Pour une description détaillée du contexte historique dans lequel se développa la doctrine de Nichiren, voir : le Contexte historique et religieux de la vie de Nichiren, ainsi que le résumé de la conférence de Dennis Gira, Vivre dans l’époque de mappo, donnée au centre culturel Soka, à Paris, en 2002.
  • 8. Nichiren rencontra de nombreuses persécutions dès lors qu’il établit son enseignement. Les plus graves furent l'attaque de Matsubagayatsu, le 27 août 1260 ; l'exil d'Izu, de mai 1261 à février 1263 ; l’attaque de Komatsubara, le 11 novembre 1264 ; la tentative d’exécution de Tatsunokuchi, le 12 septembre 1271 ; et l'exil de Sado, d'octobre 1271 à mars 1274.
  • 9. Le Nichirénisme est un mouvement religieux du Japon de l'après-guerre qui détourna la doctrine de Nichiren à des fins politiques. Voir Revisiter Nichiren, regroupant les travaux de chercheurs, édité par Jacqueline Stone et Ruben Habito.
  • 10. Traité pour ouvrir les yeux, partie 2 (L&T-II).
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