Par Shinichi Kogure, professeur à l’université Soka de Tokyo. Traduit de l’anglais The Viewpoints of the Buddhism toward Life Sciences, paru dans le Journal of Oriental studies, vol. 12, en 2002.

Cet essai est tiré d’une série de cinq conférences ouvertes au public, organisées par l’IOP d’octobre à décembre 2000, sur le thème “Le bouddhisme et un nouveau siècle de la vie” (Buddhism and a New Century of Life).




Bien qu’il existe diverses expression caractérisant le XXe siècle, on pourrait certainement le qualifier de “siècle des sciences et techniques”. Dans sa première moitié, la physique et la chimie ont connu un développement remarquable et notre compréhension de la matière en a énormément bénéficié. Parmi les avancées notables, citons la découverte du “principe d’incertitude” [en mécanique quantique] ou l’invention de la bombe atomique. Dans la deuxième moitié du siècle, le développement des sciences de la vie a conduit la microbiologie à évoluer rapidement. La découverte de l’ADN, notamment, a conduit à poser un autre regard sur la vie. Les débats concernant la cartographie complète du génome humain, ou encore ceux entourant Dolly, le premier mouton cloné, ont saisi l’imaginaire des gens.

Nombreux sont ceux qui prédisent que les sciences de la vie seront au cœur des avancées scientifiques du XXIe siècle. Les optimistes affirment que les soins seront révolutionnés grâce à l’analyse du génome humain, et qu’organes et tissus pourront bientôt être synthétisés par la technique du clonage.1

Nous devons cependant réaliser que ces avancées comportent également un potentiel de “chaos”, ou création d’anti-valeurs, pour les êtres humains. Cela découle du fait que les sciences de la vie sont en dernière analyse fondées sur une approche réductionniste. Le but des biologistes est de réduire les phénomènes du vivant à des processus matériels puis de traduire ces derniers en formules mathématiques [c-à-d, de les “modéliser”]. Mais une telle démarche est-elle bonne pour notre vie, notre esprit, notre cœur ? Et serons-nous aptes à appliquer ces technologies de manipulation du vivant de manière éthique ?

Lorsque nous réfléchissons à la situation actuelle des sciences et des technologies du vivant d'une part, et des scientifiques de l'autres, nous aboutissons à une “aporie” radicale - un problème aux enjeux extrêmes et qui semble sans issue. Pour résoudre ces questions difficiles, il serait selon moi plus approprié de changer de perspective et d’incliner vers les conceptions bouddhiques.

(…)

Pour discuter correctement de ces problématiques éthiques, nous pouvons distinguer celles qui concernent la science en elle-même de celles qui concernent les scientifiques.

Tout d’abord, la question de savoir si la vie et l’esprit humain peuvent être expliqués par des méthodes analytiques fondées sur le réductionnisme est discutable. Jusqu’où cette approche peut-elle conduire ? Selon toute vraisemblance, les phénomènes relevant de la vie et de l’esprit humain pourront un jour être expliqués par la description des complexes de gènes et de protéines – en disant, par exemple, que telle maladie est provoquée par telle combinaison de mutations génétiques, ou que tels neurotransmetteurs régulent les fonctions d’apprentissage et de mémorisation, ou que telle molécule active ou inhibe tels récepteurs synaptiques. Mais est-ce là une orientation souhaitable ? Personne n’ose l’affirmer car, comme le suggère T. Yoro2, si le travail scientifique consiste à traduire un phénomène en une information exprimée en termes techniques ou en formules mathématiques, dès que cette information est établie, le caractère changeant et dynamique caractéristique des êtres vivants est alors perdu de vue.

Le deuxième point concerne la proximité entre la science et la technologie. De manière générale, les découvertes scientifiques promeuvent le développement de la technologie, et vice-versa. En particulier dans le cas des sciences de la vie et des biotechnologies. Ainsi, des méthodes et des équipements de maintien en vie ont été développés et, avec eux, de nouvelles questions de bioéthique sont apparues, telles que l’insémination artificielle, l’avortement, le dépistage génétique, les thérapies géniques, la mort cérébrale, le don d’organe, etc. A l’avenir se dessinent encore d'autres questions comme celles du clonage humain, de l’euthanasie active, etc.

Ces questions ont été largement débattues par les scientifiques, au sein des institutions académiques. Durant les premiers temps de l’aventure scientifique, il s’est formé la notion que le but de la science était de découvrir la vérité et que les scientifiques étaient, pour ainsi dire, touchés par l'émerveillement face à la providence de la nature. Depuis cette époque cependant, l’objectif de la communauté scientifique s’est réduit à tenter d’aller toujours plus loin dans un domaine de connaissances donné et de ses applications – une forme de compétition, de course à la connaissance. En d’autres termes, la démarche scientifique n’est plus un simple moyen, elle est devenu un but en soi. Les scientifiques souffrent de cette relation entre la science en tant qu’idéal, leur activité réelle et son impact sur la société. Comme le Mahatma Gandhi le déclarait en 1925, “la science sans humanité” est l’un des sept péchés sociaux3 et s’abandonner à une telle compétition peut conduire à la perte graduelle de tout sens moral, de toute humanité.

Quelles sont les conditions requises pour guider la société sur la bonne voie, et éviter la “voie du chaos”, ou “voie du mal”, qui est apparue avec le développement sans précédent de la science et de la technologie au siècle dernier ? (…)

Le bouddhisme, notamment le courant Mahayana, tient pour valeur centrale la dignité des êtres vivants, en particulier celle des êtres humains, et essaie de trouver une solution fondamentale aux souffrances que sont la naissance, la maladie, la vieillesse, et la mort (sho-ro-byo-shi). Cette philosophie a développé de nombreux concepts pour résoudre cette question. L’une d’elle est le principe d'engi, qui décrit l’interdépendance des phénomènes. Une autre est le principe de nyo-jitsu-chi-ken, qui exprime le fait de voir les choses telles qu’elles sont. Le premier principe fournit une perspective qui permet de penser non pas selon une approche “analytique” ou “réductionniste”, mais en termes d’“interdépendance”, d’“association” ou d’“intégration”. Le deuxième principe nous fait passer de l’“expérimentation” à l’“observation”. Un tel changement de paradigme est requis pour les sciences et techniques modernes, bien que l’“analyse”, le “réductionnisme” et l’“expérimentation” aient aussi leurs places.

Ce changement difficile est défendu par un certain nombre de scientifiques qui luttent pour faire valoir une nouvelle méthodologie concernant la “science des systèmes complexes”.4 Au regard de ce nouveau courant, l’idée que Goethe avait des sciences naturelles – par contraste avec celle de Newton ou de Linné, par exemple – nous vient à l’esprit. L’idée est implicite dans son approche de la morphologie5 : (1) connaître l’intégralité d’un être vivant, au lieu de le réduire à ses éléments constitutifs, tel une mosaïque ; (2) saisir intuitivement la vie “concrète” d’un être vivant, plutôt qu’une abstraction ; et (3) comprendre l’organisme dans sa dynamique, plutôt que de manière statique. Pour mettre en pratique de telles idées, Goethe a décrit « un empirisme délicat par lequel le sujet s’investit si intimement dans son objet que ce dernier devient une véritable science ; mais cette exaltation des facultés intellectuelles appartient à une époque très avancée. »6

Nous pouvons avancer que cette « attitude fondamentale » et cet « empirisme délicat » (zart Empirie) proposés par Goethe se rapprochent des principes bouddhiques d'engi et de nyo-jitsu-chi-ken. En conclusion, la percée des sciences et techniques de notre époque, pour sortir de l'aporie dans laquelle elles se trouvent, dépend de notre capacité à réaliser ces deux conditions. (…)


Une approche neurophysiologique des désirs7

Enfin, je souhaiterais me pencher sur les scientifiques et techniciens du vivant eux-mêmes, en abordant la question des désirs. Le Dr Kawada [directeur de l’Institut de Philosophie Orientale] affirme : « Le débat autour des désirs est l'un des plus importants actuellement. Car notre brillante civilisation technoscientifique, qui s’était donnée le but d’assouvir les désirs, est aujourd’hui confrontée à une crise mondiale. Nos désirs fondamentaux, qui jusqu’ici nous ont poussé à rechercher des conditions pacifiques, agréables et créatives, semblent à l’inverse nous ouvrir aujourd’hui un monde cauchemardesque, empli de mort et de chaos. »8

Cette réflexion mérite attention. La science et la technologie ont débuté pour assouvir nos nombreux désirs, mais elles ont finalement contribué à les libérer sans limite. En outre, les scientifiques et les techniciens, qui cherchaient initialement à atteindre des objectifs idéaux, se sont rendus prisonniers de leurs propres désirs, en particulier l'égoïsme. Par conséquent, il est important que nous réfléchissions à la façon dont nous pourrions réorienter la science et la technologie de notre siècle.

Comment seront-elles capables d’aborder le problème des désirs, qui semblent être à la racine de nos divers problèmes mondiaux ? Bien que je souhaite confier cette question à l'intelligence des philosophes ou des psychologues, je présenterai cependant l'hypothèse suivante, en tant que neurologue. Cette hypothèse est appelée théorie neurophysiologique sho-yoku-chi-soku (avoir peu de désirs, se satisfaire de peu)9, et elle se base sur le système dopaminergique dans le cerveau.

Le système dopaminergique, qui utilise la dopamine comme neurotransmetteur, semble être étroitement relié au processus de récompense, ou de gratification.10, 11 Lorsque ce système est stimulé, ses terminaisons nerveuses libèrent de la dopamine, provoquant une sensation de plaisir. L'un des systèmes dopaminergiques, le système nerveux A10, est distribué très largement : il part du cerveau moyen et rejoint le faisceau médian du cerveau antérieur qui traverse la partie latérale de l'hypothalamus, ce dernier régissant l'appétit et la pulsion sexuelle. De plus, il fait largement saillie vers le cortex cingulaire où il est relié au système limbique, notamment l'hippocampe et l'amygdale, et fait également saillie vers le cortex, en particulier la région préfrontale du lobe frontal.

Les caractéristiques du système dopaminergique sont les suivantes : 1) Même si elle est déclenchée artificiellement, la libération de dopamine provoque une sensation de plaisir. 2) Le neurotransmetteur de la dopamine est libéré au niveau de la terminaison nerveuse. 3) Comme il n'y a pas d'autorécepteurs dans les terminaux situés dans le lobe frontal, le système en saillie n'a pas de fonction de rétroaction négative. 4) L'hypothèse dite « de la dopamine » indique qu'une faible concentration de dopamine dans le cortex frontal est associée à la psychose dépressive alors qu’un niveau élevé est lié à des symptômes schizophréniques.

En outre, il est raisonnable de supposer que l’homéostasie maintient la quantité de dopamine dans le cerveau, car quand elle ne l'est pas, des symptômes de psychose dépressive ou de schizophrénie apparaissent.

Sur la base de cette supposition, les considérations suivantes deviennent possibles. 1) Si nous pouvons maintenir nos pulsions instinctives (telles que l'appétit et la pulsion sexuelle) à un niveau inférieur, la quantité de dopamine libérée dans l'hypothalamus diminue. 2) Dans le même temps, vu la structure du système dopaminergique A10, on peut s'attendre à ce que la quantité de dopamine dans le système limbique augmente. 4) Par conséquent, il est plus facile de conditionner les pulsions liées aux mouvements volontaires ou aux comportements créatifs en libérant de la dopamine fréquemment au niveau du cerveau antérieur.12

Cette théorie neurophysiologique sho-yoku-chi-soku suggère donc de “canaliser” les pulsion, plutôt que de chercher à les supprimer ou à les inhiber. Si les pulsions instinctives sont régies de manière inconsciente, les désirs, eux, semblent posséder une partie inconsciente, mais également une partie consciente. La créativité et la volonté de réaliser son potentiel, qui existent en tout être humain, semblent essentiellement relever du désir. Nous pouvons donc choisir de réaliser ce potentiel. Y parvenir dépendra cependant de notre développement en tant qu’êtres humains. Ainsi, nous, les scientifiques et techniciens du vivant, devrions nous efforcer de vivre en accord avec la théorie neurophysiologique sho-yoku-chi-soku, et de créer ainsi une “science humaine” tel que l’a suggéré le Mahatma Gandhi.




Shinichi Kogure. Chercheur en bioinformatique et neurologie, professeur à la faculté d'ingénierie de l'Université Soka de Tokyo.

Notes

  • 1. Yoshikawa Y., Seimeikagaku yo ogorunakare (“Biologistes, ne soyez pas prétentieux! ”), Daisan Bunmei, Janvier 2001, Daisan Bunmei-sha, Tokyo.
  • 2. Dans Nobel Prize Winners, Ed. T. Wasson, 1987, New York.
  • 3. NdT : Sept péchés sociaux : liste de sept fautes que Gandhi publia dans son hebdomadaire Young India, le 22 octobre 1925. Il s’agit de : (1) La richesse sans travail ; (2) La jouissance sans conscience ; (3) La connaissance sans caractère ; (4) Le commerce sans morale ; (5) La science sans humanité ; (6) La religion sans sacrifice ; (7) La politique sans principes. Plus tard, il donna cette liste écrite sur un bout de papier à son petit-fils, Arun Gandhi, peu de temps avant son assassinat.
  • 4. Shimizu H., Seimei to Basho (“Vie et lieu”), 1992, NTT-Shuppan, Tokyo.
  • 5. NdT : Dans son essai sur la métamorphose des plantes, Versuch die Metamorphose der Pflanzen zu erklären (1790), Goethe établit une théorie générale sur la morphologie des végétaux très en avance sur les idées généralement tenues sur les végétaux à son époque.
  • 6. Oeuvres d'histoire naturelle, Goethe.
  • 7. NdT : En anglais, « A Neurophysiological Approach to Drives ». Le terme « drive » recoupe à la fois la notion de pulsion (dont l’origine est somatique) et celle de désir (notion psychologique).
  • 8. Y. Kawada, Yokubo to Seimei (Drives and Life), Daisan Bunmei-sha, Tokyo, 1981.
  • 9. NdT : Il s’agit d’un principe d’observance attendu d’un moine bouddhiste. Ainsi, les écrits bouddhiques condamnent les moines avides de gloire ou de profit personnel, ou attachés aux plaisirs mondains. Nichiren évoque ce principe à plusieurs reprises à travers ses écrits, notamment : « Un bon maître est un moine qui s’est affranchi de toute faute dans les affaires séculières, n’est jamais, si peu que ce soit, servile auprès des autres, a peu de désirs, se satisfait de peu et fait preuve de compassion (…) » (Comment ceux qui aspirent initialement à la Voie peuvent atteindre la bouddhéité - Ecrits, 889)
  • 10. G. M. Shepherd, Neurobiology, Oxford University Press, New York, 1994.
  • 11. K. Oshima, No to Seiyoku (The Brain and Sexual Drive) , Kyoritsu-Shuppan, Tokyo, 1989.
  • 12. S. Kogure, A neurophysiological approach to the instinctive drives, 89th Indian Science Congress, Lucknow, India, 2002.
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